Le virus, les écologistes et le paysan

Jean-Paul PelrasNous sommes le lundi 20 avril – 8 h 30. La file d’attente longe la galerie commerciale et s’étire jusqu’au milieu du parking. Les premiers sont arrivés dans la nuit. Ils sont collés à la grille qui va s’ouvrir d’une minute à l’autre. La plupart n’ont pas pris de chariot. Inutile, sur les rayons il n’y a même plus de quoi les remplir. D’ailleurs, l’affichette précise bien qu’il ne faut surtout pas se faire d’illusion : “Le magasin sera ouvert de 9 à 11 heures. Les produits alimentaires sont rationnés, pensez à vous munir des justificatifs indiquant le nombre de membres qui composent votre famille. Nos rayons sont achalandés en fonction des arrivages de plus en plus aléatoires. Merci pour votre compréhension.” 
La grille se lève. Des vigiles encadrent l’entrée du magasin, d’autres sont postés dans les allées et près des caisses. Tout ce qui se mange est pris d’assaut, y compris les paquets de biscottes écrasés au fond des palettes. Tout y passe, de la laitue défraichie qui vient d’arriver à l’ultime paquet de riz oublié derrière un calicot en tête de gondole. Et ainsi de suite, avec les conserves où même les épinards et les salsifis sont sous embargo. Même combat pour les confitures, le lait, la farine, les céréales pour les enfants, le beurre, l’huile, la viande qui disparait des étals en moins de trois minutes. Idem pour les produits de seconde nécessité, les lessives, les croquettes pour chat, le papier cul, l’eau minérale, le gel douche…

À la sortie du supermarché Yannick, Élise, José et Nicolas échangent sur cette situation de plus en plus préoccupante qui impacte leur quotidien et vide les garde-manger. Sur le chemin du retour, ils décident de s’arrêter chez Joseph, l’agriculteur installé en apostille du village où, après avoir quitté Paris, ils sont venus s’installer voici quelques années. 


Son visage n’est déformé par aucune comédie. Il sait qu’il les tient par l’estomac. 


Joseph passe la herse dans le champ qui se trouve derrière la grange. Il les voit arriver. Il ne se presse pas, fait encore deux ou trois tours. Et puis, il descend du tracteur, tape un peu les bottes contre la roue et lance un coup de menton en guise de bienvenue. Ils le savaient taiseux mais, sur ce coup-là, ils devinent que la partie sera difficile à négocier. “Bonjour Joseph. Nous venions pour vous acheter quelques légumes, des fruits s’il vous en reste, des œufs, quelques bouteilles de vin, un peu de viande, volaille ou autre. Votre prix sera le nôtre…”
Et le Joseph qui passe une main entre le front et la casquette, tire le paquet de tabac de la salopette, roule son clope, plisse les yeux, se dirige vers le tombereau, racle un peu de bouse qui tombe des ridelles, revient, déplie un couteau, fait sauter une écharde qui s’était plantée sur l’aire d’un doigt. 
Il est là dans cette petite fin du monde à savourer l’instant qui fait de lui le pittoresque incontournable, l’ultime connaissance nécessaire. Celui qui fait tout à coup partie des 80 % de paysans que les Français aiment bien. Car ils leur rappellent les vacances à la ferme et quelques images d’Épinal où l’on fantasme la campagne, parce qu’elle est cet endroit où ceux qui ne supportent plus leur époque viennent se réfugier. Son visage n’est déformé par aucune comédie. Il sait qu’il les tient par l’estomac. 

Et il se lance : “Pour les fruits, ce n’est pas la saison des raisins, ni des pommes. Si vous en voulez, il doit y en avoir du Chili au supermarché. Et des fraises d’Espagne aussi… Pour les légumes et le vin, cette année c’est compliqué, parce que je n’ai pas pu sulfater à cause des cyclistes et des randonneurs qui se bouchent le nez quand je sors le tracteur. Et puis vous savez, il y aussi ceux qui vont se plaindre à la mairie dès qu’ils voient un pulvérisateur. La chenille, le puceron, le mildiou, l’oïdium, j’ai rien pu faire venir… Les volailles ? Des végans sont venus l’autre nuit, ouvrir le poulailler. Pintades canards, lapins tout le monde a foutu le camp, pas moyen de les rattraper. La viande rouge, j’ai arrêté aussi. Chaque fois que je chargeais une génisse ou un broutard pour les conduire à l’abattoir, le petit comité se pointait pour m’insulter…”
Et Joseph de rajouter avant de s’éloigner : “D’ailleurs, je n’ai pas trop la mémoire des visages, mais il me semble que vous y étiez !”

7 réflexions sur “Le virus, les écologistes et le paysan

  • 12 mars 2020 à 7 h 17 min
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    Bien dit tu as raison je suis paysan c’est exactement ce que l’on ressent mais on sera peut-être mort avant

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  • 12 mars 2020 à 13 h 21 min
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    Excellent. C’est une scène que pourrait raconter le Combaz de Campagnol ou le Dutourd du Bon beurre.

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    • 17 mars 2020 à 12 h 29 min
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      Super, bravo pour votre plume ….
      J’habite près de l’autoroute et je vois bien que ce matin les gens n’ont plus peur d’être réveillés par les coqs ni par les cloches des vaches ni gênés par le bruit des tracteurs ou de l’odeur du fumier !

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  • 12 mars 2020 à 13 h 42 min
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    Totalement vrai.
    Mes parents ont connu cela après la guerre 1945 !
    Ils étaient agriculteurs,et ils ont vu pendant plusieurs mois des personnes venant chez eux pour travailler afin d’avoir uniquement à manger .
    A cette époque, dans les fermes il y avait toujours de quoi manger ….
    À mediter

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  • 15 mars 2020 à 18 h 14 min
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    Superbe récit mordant de réalisme et de lucidité.

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  • 13 mai 2020 à 19 h 28 min
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    Merci de le dire! Je partage votre pensée et vos propos…

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