Bertrand Valiorgue : “Faire des entreprises agricoles des entreprises à mission” [par Yann Kerveno]
Dans un nouveau livre à paraître aux éditions Le Bord de l’eau en octobre, Bertrand Valiorgue, professeur de Stratégie et gouvernance des entreprises à Clermont-Ferrand, invite le monde agricole à faire sa révolution et les collectivités territoriales et locales à faire de l’agriculture un véritable enjeu stratégique.
Pourquoi inviter à la refondation ?
Parce qu’il n’aura échappé à personne que nous avons changé d’ère. On parle aujourd’hui de l’Anthropocène, cette période géologique qui se caractérise par l’impact important et irréversible que l’Homme a sur le système Terre. Aujourd’hui la partie la plus visible de ce changement d’époque géologique est le réchauffement climatique. Mais c’est l’arbre qui cache la forêt car les transformations en cours sont bien plus importantes. Derrière cela, il y a aussi la perte de biodiversité, le changement de composition de l’atmosphère, la dégradation des sols, la perturbation de cycles biochimiques… Autant de paramètres qui conduisent à un seul résultat : générer de nouveaux risques et une incertitude radicale pour l’agriculture. Une incertitude qui fait que l’on ne sait pas s’il sera toujours possible de produire du blé ou d’élever des animaux dans certaines zones géographiques de notre territoire national. Face à cette transformation irréversible, il est illusoire de penser affronter les défis de demain avec les solutions que nous utilisons depuis la Seconde Guerre mondiale… On ne sait pas, aujourd’hui, quel est le bon modèle agricole à développer, d’où la nécessité de le réinventer. Sans tarder.
Comment cette révolution peut-elle s’incarner ?
Il faut se demander ce qui sera important pour que l’agriculture puisse continuer d’exister et, à mon sens, cela repose sur la prise en compte de ce qu’on appelle des biens communs. Dans le cadre de l’agriculture ce sont l’eau, la terre, la biodiversité et la qualité des sols. Les modèles agricoles qui n’auront pas ces préoccupations ne survivront pas. On doit mettre en place une agriculture régénératrice qui connecte la production de denrées agricoles à la préservation des biens communs qui engagent les équilibres du système Terre. Les exploitations agricoles qui n’auront pas appris à mieux gérer ces quatre biens communs disparaîtront.
Ok pour les principes, mais quelles sont les pistes que vous proposerez dans votre ouvrage ?
Elles sont au nombre de trois. La première, c’est de changer le fonctionnement et le statut des entreprises agricoles pour en faire, comme la loi nous y autorise et comme Danone, par exemple, s’en est saisi cette année, des entreprises à mission. Ainsi les exploitations auraient à la fois pour mission de produire mais aussi de protéger les biens communs. Je ne dis pas cela pour faire écolo ou chic. Ce changement de statut est un outil stratégique pour l’agriculteur parce que ses clients, avec qui il contractualise, devront se saisir de ces missions. Cela pourra, par exemple, permettre aux agriculteurs de plaider “non-coupables” si les conditions du marché l’empêchent de conduire toutes ces missions. C’est le côté “défensif” du dispositif. Mais cela permettrait aussi aux exploitations de répondre à la demande sociale de protection de l’environnement, ça, c’est pour le côté offensif. Certains le font très bien déjà, c’est le cas de l’agriculture de conservation des sols qui coche à peu près toutes les cases que j’ai évoquées il y a quelques instants. Et ça, c’est une bonne nouvelle parce que cela nous montre que de nouveaux modèles émergent et que les agriculteurs ont déjà des solutions agronomiques et zootechniques.
Quelles sont les deuxième et troisième pistes ?
La deuxième, et elle est aujourd’hui techniquement accessible, c’est de modifier la comptabilité des entreprises agricoles en y ajoutant un volet environnemental. Un volet qui permettrait de comptabiliser, de rendre palpable, opposable, discutable, tout ce que l’exploitation et les agriculteurs font pour préserver l’environnement et des biens communs. Cela pourrait permettre, par exemple, de dire combien de carbone a été stocké sur un exercice et quelle somme d’argent cela représente, ce serait parlant pour le plus grand nombre. La troisième piste, peut-être plus abstraite, repose sur les capacités d’apprentissage et de résilience des agriculteurs, pour qu’ils puissent progresser, qu’ils intègrent que leur métier n’a pas qu’une dimension technique, mais qu’il a aussi une dimension sociale, territoriale. D’ailleurs, à ce sujet, il faudrait aussi que les élus fassent de l’agriculture un enjeu stratégique majeur de leurs territoires. Je propose la mise en place de communs agricoles et alimentaires territoriaux pour mettre ces enjeux au cœur de l’agenda politique des territoires.
Pour autant le contexte de grande tension actuel, économique et social, ne plaide pas pour une refondation…
C’est vrai, c’est la pire des situations. On impose aujourd’hui aux agriculteurs une réforme en profondeur dans un contexte de grande austérité économique et de très forte critique sociale. Cela rend difficile les évolutions, mais le changement d’ère géologique que j’évoquais ne nous laisse pas le choix. C’est la société française toute entière qui doit soutenir la refondation de l’agriculture. Notez bien qu’elle ne doit pas le faire par charité mais bien dans son intérêt. Si nous ne faisons rien, nous perdrons tout simplement notre souveraineté alimentaire et nous deviendrons dépendants de puissances étrangères. Le basculement dans l’ère de l’Anthropcène (re)fait de l’agriculture une priorité politique de premier plan pour la société française.
Pour aller plus loin : Refonder l’agriculture à l’heure de l’Anthropocène – Éditions Le Bord de l’eau (sortie le 8 octobre 2020).