Une famille française [par Jacqueline Amiel Donat]

On l’a enterrée mardi, au petit cimetière d’Argelès-sur-Mer. Pas de cérémonie, aucune vraiment. Athée toute sa vie et “même pas peur” à la perspective du jugement final, elle n’avait pas voulu davantage de succédané laïque. Une réunion de famille et un repas qu’elle souhaitait joyeux avec du vin et des rires. Enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants avaient fait le déplacement, quelques amis aussi, survivants ou enfants de ceux de la vie d’avant et des “pièces rapportées” de cette famille au cœur toujours grand ouvert. Elle, c’est Jeannette, pour moi Mamie C., la maman de Michèle, ma belle-soeur et de Danny, mon amie de toujours.

Avec Michel, son mari, ils étaient les “poissonniers d’Argelès” – tous les “vieux” s’en souviennent -, leur étal au marché et la camionnette qui, deux fois par semaine, sillonnait ces petites routes du Vallespir sans oublier le moindre hameau. Et quand Michel est décédé et que l’âge est venu, ce sont Danny et Lulu (le Breton) qui ont repris le travail, mais toujours avec Jeannette “dans les pattes” : elle ne pouvait pas ne pas travailler. Alors c’est vrai, ces dernières années, elle séjournait l’hiver à Paris ou en Bourgogne chez Michèle mais, dès les beaux jours, elle revenait à Argelès avec son verbe haut et toujours rigolard. Communiste par histoire et par conviction, elle n’avait pas la carte mais en revendiquait l’utopie, avec de moins en
moins d’illusions…

Née en Tunisie en 1923, elle était arrivée en France en 1936 pour fuir la misère et trouver la pauvreté. Envoyée par ses parents en Cerdagne pendant la guerre, pour la mettre à l’abri de la faim et gagner un peu d’argent en faisant “la bonne”, elle revient à Argelès où elle rencontre ce grand bel Espagnol, sosie d’Anthony Quinn, charmeur et “taiseux” mais qu’importe, elle est volubile pour deux ! Ils sont jeunes, ils sont beaux, ils n’ont rien mais ils sont des “rescapés” et la vie s’ouvre à eux.

La réalisation du rêve français

Alors, ils ont travaillé. Bien sûr qu’il y a eu des quolibets, bien sûr que rien n’a été facile, mais ils ont travaillé encore plus fort, on leur en a laissé le droit. Et quand Michèle a eu son bac puis a entamé ces études supérieures qui devaient conduire sa carrière vers des postes de plus en plus importants, y compris auprès d’un ministre de l’Éducation nationale, c’était quelque part une consécration. Mais bon, fallait pas oublier le poisson et la réalité du quotidien ! Et quand Danny et Lulu ont délaissé leurs emplois respectifs pour “reprendre” ce qui avait permis à la famille de se nourrir, c’était la fierté d’une vie construite à partir de rien.

C’est ça la réalisation du “rêve français”, c’est ça une famille française, ce mélange de citadins et de ruraux, des choix de vie différents mais une même histoire. Tous rassemblés pour évoquer les souvenirs de ces grandes tablées au Bocal du Tech (avant naturisme), de ces paëllas géantes dont Jeannette avait le secret, de ces matchs de rugby improvisés où Michel s’amusait à inviter deux ou trois copains, anciens de “l’Étoile sportive argelésienne” pour renforcer l’équipe des “anciens” face à celle des “gringalets”pour la plupart étudiants (j’y ai même participé quelquefois…). Toutes générations accueillies et peu importait leur âge, leur “niveau social”, la couleur de leur peau ou leurs convictions politiques ou religieuses, après la cargolade, c’était rugby (si on peut qualifier ainsi ce que nous faisions…). Ma mère, chinoise, qui ne pouvait pas résister aux tranches de pain à l’aïoli, portait toujours sur elle un tube de pommade à l’arnica. Et une autre de mes belles sœurs, camerounaise, qui se régalait des escargots grillés, se cachait les yeux quand quelques os craquaient trop bruyamment. Les belles années, lorsque tout était possible et ouvert sur un avenir fraternel.

Une famille, comme tant d’autres, mais un rêve malheureusement tellement troublé aujourd’hui.

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