Trois quidams dans une estafette [par Jean-Paul Pelras]

Fin des années quatre-vingt-dix. À cette époque-là nous « faisions les supermarchés ». Comprenez, nous allions d’une enseigne à l’autre afin de vérifier la provenance des fruits et légumes. Mais également les marges que s’accordait le distributeur. C’était notre Loi EGAlim à nous. On arrivait dans le magasin, on regardait le produit, le prix, l’emballage, l’origine. Si tout était conforme, on repartait. Et si quelque chose n’allait pas on repartait aussi, après avoir « nettoyé » le rayon bien entendu… Ce qui évitait aux services de l’État d’envoyer ses contrôleurs et de perdre un temps fou à vérifier les textes et à verbaliser.

Ce jour-là, nous en étions à notre quatrième hard-discount dans la région de Perpignan. En sortant du second établissement un petit détail nous avait interpellé. Une estafette, la vraie, celle des gendarmes de Saint Tropez, mais couleur coquille d’œuf était garée près de l’entrée. Nous nous approchons et ouvrons le hayon à l’arrière du véhicule. Assis à l’intérieur trois quidams, sapés champêtre, qui nous disent être des agriculteurs. Ils sont assis sur une banaste (corbeille) et « ils suivent le mouvement ». Personne ne les reconnaît et nous n’avions, de toute façon, pas le temps de passer aux présentations. Nous aurions pourtant dû nous méfier.
Troisième supermarché, tout se passe bien. Quatrième supermarché : que de l’Espagne et du Maroc dans les rayons. Quand on reçoit l’autochtone, la moindre des choses est de s’adapter, de faire un petit effort, de s’avitailler localement, avec les prix qui vont bien, le bon calibre et tout le bataclan. Après avoir, dans les règles de l’art, rappelé les bonnes manières au gérant de faction, qui n’a peut-être pas fait un gros bénéfice ce jour-là, nous tombons nez à nez sur le parking avec des dizaines de policiers casqués, non casqués, matraques dans une main et talkie-walkie dans l’autre, de toute évidence bien déterminés à nous serrer. C’est à ce moment-là que nous avons compris à quoi servaient les trois types assis sur la banaste dans la fourgonnette…

Et là, dans une pagaille indescriptible, ce fut un peu le chacun pour soi. Dédé saute une clôture haute de plusieurs mètres et file dans les vignes, Philippe le suit à travers champs. (Certains soirs, dans mes songes, j’en suis à me demander s’ils ne courent pas encore…) Le Piéron, qui ressemblait à un touriste avec son bermuda blanc, croyait faire illusion en demandant sagement à deux retraités s’ils pouvaient le déposer un peu plus loin. Que nenni, les cuistres, au lieu de charger les courses dans la malle, se sont empressés de les jeter sur la banquette arrière. Patrick, Christian, Hervé, Alain… et tant d’autres se retrouvent alternativement sur et sous les archers du Roy dans une mêlée qui, il faut bien le dire, tournait à l’avantage de nos paysans, dignes héritiers de ce que nous appelions encore le « rugby des villages ».
Une voiture s’arrête. Une agricultrice nous dit de monter. Avec mon frère, nous nous exécutons sans délai car, petite précision, consécutivement à nos récentes interpellations et aux procès qui allaient avec, nous étions encore sous le coup d’une condamnation avec sursis qui pouvait nous renvoyer au ballon pour plusieurs mois. Rajoutons pour prouver notre bonne foi que, afin de tromper la vigilance des hommes du préfet Bonnet (celui des paillotes), nous avions pris la précaution de chausser fausses moustaches et faux nez. Ce qui n’aurait pas changé grand-chose à l’arrivée.

Et hop, cinq minutes plus tard, onze agriculteurs sont embarqués dans le panier à salade, le vrai, celui où tu ne montes pas que pour faire de la figuration et tourner un film de cinéma. Ensuite ? Et bien ensuite, dans la soirée, tout le monde fut relâché. Coïncidence ou rapport de cause à effet, précisons, pour être à peu près complets, qu’un projectile dans le pneu d’un C15 était venu, malencontreusement, se loger…

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