Incontrôlables (péripéties syndicales) : Couché, debout !
Dans les années quatre-vingt, les agriculteurs roussillonnais prenaient souvent le train. Non pas au sens figuré pour se déplacer, mais au sens propre pour en disposer, l’intercepter et, si nécessaire, le délester de ses marchandises majoritairement importées d’Espagne qui ont fini par les ruiner. L’endroit traditionnellement prédestiné pour procéder au contrôle et, éventuellement, au transfert des fruits et légumes, par un mouvement brusque du destin du wagon vers le ballast, se situait du côté d’Ortaffa.
Maraîchers et arboriculteurs, toujours bien achalandés et renseignés, s’étaient procuré des capsules explosives en aluminium destinées à être clipsées sur le rail tous les 30 mètres environ. De couleur rouge, ces pétards explosaient lorsqu’ils étaient écrasés par les roues du train, prévenant ainsi le conducteur en cas de problème. Lequel réduisait sa vitesse et pouvait arrêter sa machine à tout instant, comme ce fut donc le cas à plusieurs reprises sur cette voie ferrée dans un lieu assez encaissé. Une fois les portes ouvertes, le ramassage de la marchandise malencontreusement tombée du wagon était ainsi rendu plus long et difficile.
Il y eut pourtant un loupé dont certains se souviennent encore. L’action se déroule, comme souvent, de nuit et du côté de Salses. La salade attendue était de la scarole. Ils sont 80 environ à guetter l’arrivée du convoi. Les capsules sont disposées. Un des dirigeants, qui restera célèbre dans l’histoire agricole de ce département pour sa casquette floquée pied-de-poule et sa façon bien particulière de cornaquer le monde paysan, fixe, au loin, ce qu’il croit être à plusieurs reprises l’arrivée d’un train. De part et d’autre de la voie, les hommes s’impatientent et obéissent. À plusieurs reprises, le responsable syndical lance « couché, debout », « couché, debout », « couché, debout »… Et jamais le train n’arriva !
L’anecdote concernant cette série de pompes improvisée sur la garrigue me fut contée des dizaines de fois par ceux qui, rentrés bredouilles de Salses, ont repris, dès le lendemain, le chemin d’Ortaffa.
Bien des années plus tard, la génération suivante avec qui certains anciens ont continué le combat, a pris le relais des voies ferrées. Non plus pour contrôler les trains mais, au Boulou, pour ramper sous les wagons à l’arrêt et atteindre, sur l’autoport, le parking des camions. Il faisait nuit. La tramontane était glaciale. Personne ne disait rien. Quelqu’un devait se renseigner, rejoindre les agriculteurs planqués derrière un talus ou un casot de vigne. Ce soir-là, le quidam en question, qui se reconnaîtra sûrement, arrive au guidon d’une mobylette, la parka tombe sur le porte-bagages, le visage est entortillé par une écharpe, un bonnet tricoté main est vissé à la place du casque. Les impétrants ne le reconnaissent pas, s’imaginent avoir affaire à un archer du roi et commencent à malmener l’émissaire. Jusqu’à ce que, bien entendu, il finisse par décliner son identité, prestement et clairement.
Ensuite, tous derrière et lui devant, « couché, debout » « couché, debout » d’un rail à l’autre et fidèles aux codes du passé, les paysans sont parvenus à atteindre les camions. La suite, je vous la laisse deviner, bien qu’il y ait prescription.
Jean-Paul Pelras