Sergio Dalla Bernardina : “C’est le chasseur qui sauve le petit chaperon rouge…” [par Yann Kerveno]

Sergio Dalla Bernardina

Ours, loup, prédateur, viande, animaux, vie sauvage, chasse… Les équilibres anciens n’ont plus cours dans nos sociétés occidentales urbanisées. L’anthropologue Sergio Dalla Bernardina explore ces questions, notre rapport à la nature et au monde animal. Il a accepté de décrypter pour l’Agri les grandes évolutions de notre temps. Cette semaine, quelle place pour la chasse dans notre société ?

Nous avons vu dans l’Agri du 10 août comment notre apport aux animaux et à leur présence dans l’espace rural avait évolué. Cela rend-il aujourd’hui difficilement concevable une cohabitation moderne ?
C’est encore une histoire de chiens et de réflexes disneyens qui vont m’aider à illustrer ce changement. En Italie, dans au moins deux cas d’attaque d’ours sur les hommes, le promeneur était accompagné par un chien. Et on dirait que c’est bien la présence d’un chien qui déclenche l’agressivité des ours (et des vaches). Pourquoi ? Pour des raisons d’ordre éthologique : le chien approche de l’ours alors qu’il ne devrait pas. Mais aussi parce que ce chien domestique, à mi-chemin entre l’humain et l’animal, brouille les catégories. Il crée une sorte de dissonance cognitive où personne ne sait plus quelle est sa place. Le chien domestique abolit la distance qui est pourtant nécessaire puisqu’elle nous permet de cohabiter. Et ça a l’effet d’un court-circuit. Gardons à l’esprit que nous avons très bien cohabité avec les ours et les loups tant qu’on a pu les chasser.

Ne prépare-t-on pas finalement le retour à des confrontations brutales entre les populations animales de grands prédateurs et les hommes ?
Lorsque les ours et les loups deviendront un problème – et c’est imminent – leurs défenseurs changeront leur fusil d’épaule. Ils diront qu’ils avaient toujours signalé ce risque et qu’on ne les a pas écoutés.
Puisque l’on parlait de chasse, c’est aussi un chapitre important des changements qui sont survenus des dernières décennies. Le chasseur, et la chasse, ont complètement changé de statut… C’est un vrai paradoxe. Le chasseur, aujourd’hui, est obligé de se justifier publiquement, de demander officiellement pardon. Si vous lui demandez pourquoi il chasse, il va vous répondre : “C’est pour réguler l’environnement” ou “c’est que l’équilibre écologique a besoin de nous”. En plaisantant, on pourrait se réjouir du problème posé par les sangliers qui amène de l’eau à ce moulin. Plus sérieusement, il y a encore très peu de temps, le chasseur n’avait aucun besoin de trouver une justification publique. Il avait des remords, peut-être, des remords qu’il cherchait à régler dans ses récits, ou dans la sanctification de ces reliques que sont les trophées de chasse, mais sur le plan social, il était une figure tout à fait respectable. Souvenez-vous des calendriers de la poste que les facteurs distribuaient tous les ans à l’époque de noël. Parmi les illustrations les plus courantes il y avait celles des chasseurs, les chiens, le tableau de chasse…

Et si l’on remonte plus loin que l’époque moderne, cette image vertueuse du chasseur était présente partout dans l’imaginaire occidental, dans la peinture, dans la littérature, même dans le folklore. Qui est le sauveur du petit chaperon rouge (qui l’a sortie du loup qui l’avait déjà avalée). Le chasseur. Aujourd’hui c’est l’inverse, ou presque : il faut sauver le loup des griffes du chasseur.

Vous allez trouver que je fais une fixation mais ce rejet de la chasse n’est-ce pas aussi là un effet de la concentration des populations dans des zones urbaines ?
L’urbanisation a joué un rôle important, sans doute. Pour dire les choses de façon très sommaire, nous avons oublié que pour manger les animaux il faut d’abord les tuer. Plus sérieusement, nous avons perdu notre proximité avec la mise à mort des animaux. Nous profitons de cette mort, mais nous pouvons nous permettre le luxe de ne pas y penser. La mise à mort des animaux a toujours constitué un moment troublant, même dans le monde rural. Il faut pouvoir l’assumer et cela implique un apprentissage. La chasse faisait partie de cet apprentissage. Par la chasse, on installait chez l’enfant le sentiment de la distance qui sépare les humains des autres créatures. Je veux dire que cette distance n’est pas innée, c’est une construction culturelle. Lorsqu’elle s’estompe, la mise à mort des animaux devient un scandale, une sorte d’ ”animalicide”.

Le fait que la chasse ait basculé dans le champ des activités sportives n’a-t-il pas aussi entamé sa légitimité ?
Un des principaux problèmes qui traversent le monde des chasseurs aujourd’hui, effectivement, est celui de la pluralité des images et des arguments qu’ils choisissent pour légitimer leur pratique. Pendant un long moment, pour exorciser l’image du viandard, ils ont insisté sur le caractère sportif et désintéressé de la chasse, le beau geste, la performance athlétique, etc. Mais aujourd’hui, ça ne marche plus. Il devient donc indispensable de mobiliser l’argument écologique. Cela dit, je ne crois pas qu’il faille le réduire à un simple alibi. Le chasseur contemporain, et depuis un moment, est sincèrement intéressé à la problématique environnementale. La chose me paraît évidente, par ailleurs, ne serait-ce que d’un point de vue utilitaire : le chasseur à intérêt à la préservation du gibier.

(à suivre)

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