“Mémoires” [par Jean-Paul Pelras]

La semaine dernière, je me suis rendu à Oradour sur Glane. Il pleuvait un peu. Les rues du village sinistré étaient quasiment désertes. Chicots de pierres dressés vers le ciel implorant on ne sait quelle justice, les habitations éventrées portent les stigmates d’un drame qui donne la mesure de ce que fut la barbarie nazie en ce 10 juin 1944.

643 personnes furent, ici, massacrées en quelques heures par les SS de la division Das Reich, consécutivement à plusieurs réunions de concertation entre la deuxième Panzerdivision et la milice locale. En début d’après-midi, la population fut rassemblée sur la place du champ de foire. Les femmes et les enfants, parmi lesquels certains n’étaient âgés que de quelques jours, furent conduits dans l’église où ils seront asphyxiés, brulés, exterminés. Les hommes de plus de 14 ans répartis par groupes de 30 dans 6 endroits du village seront fusillés et brûlés.

Oradour-sur Glane plaque "lieu de supplice"

Des procès bâclés et une Loi d’amnistie promulguée en 1953 susciteront l’indignation. Résistants et élus locaux rendront à l’État français la Légion d’honneur et la Croix de guerre décernées à la commune, le nom des 505 parlementaires ayant “réhabilités (avec la Loi d’amnistie) les monstres SS” seront affichés à l’entrée du village. Le nouveau maire dira : “À ce sentiment de très grande peine et de survie, s’était ajouté un sentiment d’injustice, d’abandon, de révolte”.
Et puis il y a, égrenés lentement par une voix inconnue, ces noms, serrés les uns contre les autres dans une salle du mémorial, ces photos figées dans l’éphémère éternité des jours heureux, quelque part, en famille, au bord d’une rivière ou pour la traditionnelle photo de classe, dont il ne restera plus personne au soir du 10 juin 1944. De ces vies fauchées par l’innommable restent, çà et là, rouillés, déchiquetés ou vrillés par la puissance des flammes, les vestiges matériels du quotidien, le nom des commerçants, celui des artisans, des puisatiers, du médecin, de la couturière, du marchand de vin, du menuisier… Patronymes suppliciés indiqués simplement sur ces murs éventrés qui donnent sur des pièces où l’herbe pousse désormais, où la machine à coudre, la voiture, le landau, la pompe à eau, la plaque émaillée évoquent à la fois, quelque part en France entre deux éternités, ce qu’était l’instant d’avant et que fut l’instant d’après.

Oradour-sur-Glane ruines, véhicules brûlés.

Arrive ensuite la mémoire collective, celle qui nous est imposée par l’implacable réalité de l’histoire et par cette conscience dont il ne faut jamais se départir. Oradour, ce que l’on y voit, les regards que l’on y croise, le respect qu’inspire ce lieu et les questions qu’il suscite sur la barbarie, restent consignés dans notre mémoire une fois que nous avons quitté ce village et reviennent le lendemain, mais aussi les jours et les années qui suivent.
Parce qu’il n’y a aucune place possible pour le prétexte et le pardon. Pas plus qu’il ne doit y en avoir pour “Les mémoires” à fortiori sélectives de ceux qui ont échappé, ici ou là, à la justice. Condamnés par contumace, certains, parmi ceux qui ont collaboré avec l’occupant, ont fui pendant quelques mois ou quelques années à l’étranger avant de revenir pour reprendre le cours normal d’une vie où ils occupèrent parfois d’importantes responsabilités, où on leur remit des décorations, où l’on salue désormais, paraît-il dans quelque livre, leur parcours au service d’une profession. Où l’encre rouge des abominations demeure indélébile au doigt de ceux qui, en assumant sa promotion, tournent les pages de la négation.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *