Lettre à celui qui ne regarde plus la télévision [par Jean-Paul Pelras]

Monsieur, nos chemins ne s’étaient pas croisés depuis des années et, lorsque nous étions sur le point d’aborder quelques questions d’actualité, vous m’avez prévenu sans plus attendre : “Fin 2019, un peu avant les fêtes, ma télévision est tombée en panne. Je n’en ai pas acheté une autre. Depuis, je ne m’informe plus. Je ne suis plus, pour ainsi dire, tout à fait au monde”.
Nous avons alors laissé de côté ce que nous réserve, jour après jour, le prisme des médias et avons évoqué quelques souvenirs liés aux saisons, les nouvelles d’un lointain apparenté, le devenir de nos professions, l’imperturbable langueur de l’été.

J’ai, depuis, repensé à cette conversation, nécessaire car salutaire comme peuvent l’être ces parenthèses que rien ni personne ne vient influencer. Pendant plus de trois années, alors que nous barbotions dans l’abstrait des confusions plus ou moins préméditées, vous êtes passé à côté de tout ce qui n’aura peut-être plus d’importance demain et n’en a déjà plus aujourd’hui.
Vous n’avez pas écouté les conseils de messieurs Salomon et Delfraissy, vous ne savez pas que, dans ce pays, un président n’a rien obligé, mais a tout interdit. Vous n’avez jamais entendu parler du pouvoir des cabinets conseils, des hochets républicains remis à ceux qui les valaient bien, de l’usage pléthorique du 49-3, de la réforme des retraites promulguée à la hussarde, des manifestations qui n’ont pas permis de la juguler, vous ne savez pas pourquoi nous avons manqué de moutarde, de céréales, de pièces automobiles, d’aluminium, de pois chiches, de papiers, d’huile, de jouets… Vous ne savez pas pourquoi l’inflation a atteint des sommets, pourquoi l’essence, le gaz et l’électricité ont démesurément augmenté… Rassurez-vous, nous ne le savons pas non plus !

Vous ne savez pas que la Russie a envahi l’Ukraine, qu’un banquier a été réélu, que l’Angleterre a perdu sa reine, que madame Marleau s’est entièrement dévêtue. Vous n’avez jamais entendu parler de Sandrine Rousseau, d’Extinction rébellion, de ceux qui collent leurs mains sur les tableaux et sur le goudron, des Soulèvements de la terre qui ne se soulèveront plus… Là encore, soyez tranquille, vous n’avez rien perdu !
Idem en ce qui concerne la sécheresse, les inondations, le chaud, le froid et à peu près tout ce qui fait les aléas de ce climat dont nous sommes responsables, comme nous le rappelle chaque soir le présentateur du journal de 20 h et la dame qui nous parle de la météo, juste avant l’émission de téléréalité et la troisième rediffusion du Meurtre à Sarlat, à Saint Malo ou sur l’Ile de Ré. N’oublions pas non plus “la réclame” diffusée entre deux spots écolos où, sur un ton professoral, un artiste de variétés, égérie d’une marque de fringues, de bagnoles ou de parfums, depuis Los Angelès, Cannes, Lutèce ou Saint Tropez vient nous apprendre à moins consommer.

Vous furent également épargnées quelques compétitions sportives, quand le leurre des millions finit, tôt ou tard, par l’emporter sur le mythe des ballons. Et ainsi de suite, devant ce petit écran où, invariablement, d’une peur à l’autre, d’un rêve à l’autre, d’un jour sur l’autre, nous perdons notre temps. Alors que, depuis plus de trois ans, très certainement, vous avez gagné le vôtre.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *