Lettre à Emile, soldat inconnu, à propos des « petites boutiques politiciennes » (Par Jean-Paul Pelras)
C’était en 14, en 15, en 16, en 17 ou en 18, vous êtes parti un matin loin des vôtres, quelque part dans l’enfer des Caures ou dans celui de la Caillette. Et vous n’êtes jamais revenu. Vos restes n’ont peut-être même pas été retrouvés et sont entremêles parmi les ossements de 130 000 soldats français et allemands visibles à travers les hublots depuis l’extérieur de l’ossuaire de Douaumont.
Dans votre petit village, une fois par an, juste avant l’apéritif qui attire un peu le chaland, les élus et quelques habitants, ceux qui n’ont pas oublié ou qui trouvent encore le temps, viennent avec deux ou trois enfants déposer une gerbe au pied du Monument aux morts. Là où, serrés les uns contre les autres, les noms de vos compagnons d’infortune nous rappellent ce que fut votre sacrifice.
Voici quelques années dans ce petit village des Pyrénées où je gîte alternativement, alors que nous jouions à la pétanque dans la lumière pulvérulente de juillet, un gamin ajusta mal son tir et la boule vint atterrir sur le dit monument. Paf, juste en bas de la liste gravée par ordre alphabétique ou chronologique, le projectile vint, pour la seconde fois en 100 ans, frapper un poilu dont il ne resta que le prénom : Emile.
Depuis, à chaque commémoration du 11 novembre, je pense à vous, à cette cicatrice de marbre rouverte dans les nuances de l’histoire, à vous qui êtes un peu devenu mon soldat inconnu. Ensuite, une fois les gerbes déposées, les discours prononcés, les verres et les bouteilles rangés jusqu’au 8 mai dans le petit meuble républicain prévu a cet effet, chacun repart, seul ou en famille, célébrer ce jour férié.
Et vous, Emile, quelque part entre l’inavouable et l’insaisissable, depuis ces lieux de mémoire où ceux qui vous doivent la liberté viennent, entre deux tourbillons de feuille, observer une minute de silence pour ne pas oublier, vous vous demandez peut-être, justement, si nous ne sommes pas en train d’oublier. Quand, juste au lendemain de cette date censée dénoncer l’horreur de la guerre, la vraie celle qui tue, mutile, ruine et sépare à jamais, c’est à une autre bataille que nous venons d’assister, avec des politiciens qui octroient et qui s’octroient des satisfecits ou des blâmes entre ceux qui défilent et ceux qui ne défilent pas. Les purs et les impurs en quelque sorte, au diapason d’une marche dont nous retiendrons, hélas, les chicaneries à deux balles dont les eaux basses de la politique nous gratifient depuis quelques temps. Et ce, avec la prudence protocolaire requise et, en corollaire, l’expression d’une certaine bêtise, celle qui perd plus de temps à designer et à accuser qu’a pardonner et à fraterniser. Ou comment défiler, à juste titre, pour dénoncer l’ignominie tout en entretenant dans les coulisses ce qui, depuis la nuit des temps, sert à l’alimenter.
Voilà mon cher, très cher Emile ce que je suis venu modestement vous dire à l’aune d’une époque où, pour promouvoir leurs petites boutiques, les politiques, au lieu de les retenir et de s’unir, réitèrent lamentablement les erreurs du passé.
Jean-Paul Pelras