Les “gros mots” de Jean-Paul Pelras : Le tableau
N’ayant jamais été très doué pour apprécier l’art pictural et encore moins la valeur, parfois démesurée, qu’il faut lui attribuer, je me contente de ces fenêtres qui donnent sur le plateau de l’Aubrac et sur son éternité ou, lorsque j’y retourne, sur le Canigou dans les Pyrénées. Infinies palettes et nuances de couleurs qui sont, de surcroît, inestimables car toujours en mouvement et obéissant à la promesse des saisons, celle qui compose avec le caprice des éléments. Gustave Flaubert disait à ce propos « La fenêtre en province remplace le théâtre et les promenades » alors que, plus près de nous, Jean Yanne déclarait « Quand j’étais môme, la chaîne météo existait déjà. On appelait ça la fenêtre. » Une fenêtre que nous ouvrirons bien entendu pour évoquer le tableau, ce « gros mot » que certains activistes, militants écologistes et politiques ou simples enfants gâtés ont pris l’habitude de saccager, d’asperger et de vandaliser dans les musées du monde entier.
Nous citerons, pour illustrer ces actions « courageusement perpétrées », entre autres œuvres protégées par une vitre : « Les tournesols » de Van Gogh, « La jeune fille à la perle » de Johannes Vermeer, « La Joconde » de Léonard de Vinci, « Le massacre en Corée » de Picasso, « Le printemps » de Botticelli ou, encore tout récemment, celui de Monet. « Ce printemps sera le seul qui nous restera si nous ne réagissons pas. Que vont peindre nos futurs artistes (…) sur une terre brûlée ? » argumentaient, pour justifier leur petit divertissement, les deux jeunes « Citoyennes engagées avec la campagne Riposte alimentaire ».
Projection de soupe, de jus de fruits ou de légumes, bombe aérosol, huile, glu pour se coller au cadre, tartes à la crème ou, comme la semaine passée, cutters utilisés pour taillader l’œuvre d’un peintre anglais, les méthodes employées par ceux qui n’avaient probablement rien d’autre à faire pour diffuser leurs messages, sont multiples et variées. Et elles sont, la plupart du temps, comprises, voire cautionnées par les ONG. Car elles permettent, soi-disant, d’alerter sur le réchauffement planétaire, sur les injustices, et sur à peu près tout ce qui ne tourne pas rond sur terre.
Des méthodes devenues répétitives qui, paradoxalement si l’on considère leur degré de provocation, ne sont pas sans rappeler les « performances » de certains artistes, tel Maurizio Cattelan, qui avait scotché une banane sur un mur blanc à l’aide d’un simple adhésif gris. L’œuvre, créée en 2019, déclinée en trois exemplaires et baptisée « Comedian » avait été acquise moyennant 120 000 dollars l’unité par un Français. Le fruit, changé tous les trois jours et exposé à Séoul, a même été mangé en 2023 par un étudiant qui, selon les informations fournies par le musée, avait tout simplement sauté son petit-déjeuner. Bien élevé, précisons que le jeune homme a ensuite recollé la peau de la banane sur le mur. L’histoire ne précisant pas à quelle valeur ce geste fut estimé.
À ce stade du propos, il faut pourtant établir une différence entre celui qui consomme la nourriture car il veut tout simplement se sustenter et celui qui la gaspille car il craint, un jour, d’en manquer. Le premier s’en prenant à une excroissance capitalistique, le second ciblant un patrimoine culturel qui n’a pas grand-chose à voir avec la choucroute. Ce qui suscite, bien souvent, l’inverse de l’effet escompté.
Faut-il voir ou revoir, dans ces actions, une théorie du « situationnisme » s’en prenant à « La société du spectacle » dénoncée par Guy Debord, à la culture bourgeoise, au simulacre de la propriété intellectuelle… Peut-être ! Mais, en définitive, si ces gens-là s’étaient contentés de voir ce que leur offraient les fenêtres, ils n’auraient pas eu besoin de s’en prendre aux tableaux. Car c’est peut-être ce qui manque le plus à cette société qui est, de toute évidence, en train de perdre ses quatre points cardinaux. L’original plus que la copie, le cérébral plus que l’incurie.