Les enfants de la rivière [par Jean-Paul Pelras]

“La Têt. Cette rivière que je regarde encore aujourd’hui avec les yeux de cet enfant qui avait 15 ans au siècle dernier. Avec les yeux de cet adolescent qui n’oubliera jamais ce qu’il doit à cet endroit dont il ne s’est, en définitive, jamais éloigné…”

Il faut parfois s’arrêter sur les rives du temps que l’on ne peut remonter pour se transporter du côté de l’enfance afin d’y retrouver quelques embâcles ayant survécu au rouleau des années, quelques radeaux bricolés avec des souvenirs de fortune. De ces fortunes que nous n’échangerions pour rien au monde, car elles sont le résumé des résumés, le temps des bons moments, celui d’une cruelle subjectivité qui faisait dire à Baudelaire “Adieu vive clarté de nos étés trop courts”.

Et nous voilà, assis dans le vide, à respirer la chaleur sirupeuse qui descend des garrigues et vient mourir dans cette lumière pulvérulente, portée par le vent marin, qui inonde déjà la proue des jardins. Au village, on charge les sacs de souffre à l’arrière des fourgonnettes, les hommes reviendront vers midi, ils passeront un peu de vinaigre sur leurs paupières pour atténuer le feu que laisse la poudre jaune au fond des yeux. Ils s’installeront ensuite dans la fraicheur de la cuisine qui donne sur la rue. La suie tombe des cheminées, les mains de la grand-mère sentent l’ail, la tomate et le savon de Marseille, les légumes sont posés sur le marbre de l’évier. La porte moustiquaire nous tient à bonne distance de la rumeur du monde et de cette canicule qui fait fondre le goudron à l’heure où le garde champêtre s’arrête en plein milieu de la rue pour lire à haute voix sa “publication”.

Nous sommes quelque part dans le Midi de la France, en Riberal où le soleil tambourine. Théâtre antique aux contours écrasés de lumière, tragique comme Homère, comme Sophocle, chemins poussiéreux, ravins d’asphalte pilé, mosaïque ruiniforme, murettes effondrées, casots sentinelles, vignobles et vergers à perte de vue.
Le soir, les vieux sortent leurs chaises, rassurants comme s’ils allaient rester. Les papillons de nuit dansent sous le cocon des lampadaires. Les voisins, fenêtre ouverte, regardent Intervilles ou Don Camillo à la télévision. Nous ramassons des hannetons à corne dans des petites boites à bonbons. Les femmes, une pèlerine jetée sur les épaules ou un gilet posé sur les genoux, portent des habits de deuil ou des tabliers à pois. Les hommes chaussent des Pataugas déformées par les cors. La terre de nos jardins, comme une poussière de cendre jaune, recouvre un peu leurs espadrilles délavées.
Je me souviens assez facilement de leur visage, avec leurs masques de “comédiens” qu’ils ne retiraient jamais. Je me souviens de leur peau boucanée et durcie creusée de rides profondes, avec ce regard tantôt malicieux, tantôt déjà tourné vers d’inavouables certitudes.

Nous y venons …

Le village était encore niché au milieu des vignes et des champs d’abricots. Nous croisions, intimidés, quelques estivantes en minijupe. Penchés sur leurs guidons, “les grands” frimaient dans le vacarme des Malaguttis. L’air exhalait toutes les odeurs funestes et voluptueuses de cette terre qui nous vit grandir entre deux cyprès florentins, sous les platanes et près des ruisseaux…
Nous y venons, comme nous allions à la rivière juste après la sieste. La rivière, un lieu synonyme de liberté et d’interdits qui donna aux gens d’ici le sable et les galets pour construire leurs maisons, leurs remises, leurs puits, leurs églises et leurs mairies. Oui, nous y venons avec nos chambres à air, nos pantalons courts, nos casquettes à visières plastifiées, nos cannes à pèches d’un jour, le premier baiser volé contre le cabanon aux planches noircies, cette main qui tente d’élargir sa course vers la bretelle du soutien-gorge, ces cheveux qui sentent l’aventure, ces yeux qui se ferment, le grain mystérieux de la peau, le souffle court, les gestes qui hésitent et ainsi de suite, quelque part, à deux pas d’ici, sur le chemin de… “la rivière”. Cette rivière où nous avons croisé le parfum mystérieux de quelques adultes qui, le soir venu, n’avait rien à faire là. Cette rivière où, du côté où l’ombre s’allonge, nous sommes allés fêter nos jeunes années. Cette rivière où nous avons écouté glisser la couleuvre dans les roseaux et vu s’envoler la pipistrelle dans un froissement de pédalier et de dynamo.

Cette rivière que je regarde encore aujourd’hui avec les yeux de cet enfant qui avait 15 ans au siècle dernier. Avec les yeux de cet adolescent qui n’oubliera jamais ce qu’il doit à cet endroit dont il ne s’est, en définitive, jamais éloigné. Cette rivière dont on vous parle aujourd’hui avec des mots savants comme “biotope” ou “écologie”. Cette rivière qui, même si elle peut devenir un havre de paix pour les passants qui essaieront de la deviner, garde gravé jusque sur ces galets et dans le bois que charrient les années, le souvenir, à la fois si simple et si compliqué, d’une belle poignée de vivants.

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