La prise de la préfecture [par Jean-Paul Pelras]

1992. Cet hiver-là, il est tombé, dans les Pyrénées Orientales et plus exceptionnellement en plaine, une neige très lourde anéantissant les deux tiers (510 ha) du parc serres roussillonnais. Plus de 1 200 exploitations maraîchères furent concernées et le préjudice subi allait s’avérer irréversible pour le secteur. Se greffait à cette calamité historique, un blocus routier dévastateur pour la filière fruits et légumes, mais aussi des inondations tout aussi catastrophiques survenues en septembre. Et ce, alors qu’un flot ininterrompu d’importations déloyales allait se déverser sur notre territoire usurpant, pour les décennies à venir, nos marchés traditionnels avec notamment, cette année-là, l’entrée officielle de l’Espagne dans le “Marché commun”.

L’état de Catastrophe naturelle n’ayant toujours pas été décrété, au petit matin du 8 juillet plusieurs dizaines d’agriculteurs se rassemblent sur le parking de l’Union des coopératives à Perpignan. Avec mon frère, nous fournissons le moyen de transport, en l’occurrence un camion poids lourd qui va permettre d’acheminer, dans un silence quasi monacal, une centaine de manifestants jusque sous les fenêtres du préfet, quai Sadi Carnot. Seuls quelques responsables connaissent l’itinéraire et la destination, tandis que les agriculteurs se voient attribuer un manche de pioche “flambant neuf et encore étiqueté” diront ceux qui relateront les faits, quelques années plus tard, dans un ouvrage intitulé “Un préfet chez les Catalans”. Arrivés devant la préfecture, le hayon n’a aucune peine à descendre, solidement accompagné dans son mouvement par l’énergie de ceux qui, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, investissent les lieux. Des protagonistes qui profitent (ce qui évidemment n’était pas prévu) de l’ouverture du portail donnant sur la cour intérieure, un véhicule du Conseil Général attenant à la préfecture sortant juste à ce moment-là.

Ensuite, tout s’accélère. Le fonctionnaire de garde dans la guérite républicaine n’a pas le temps (ni les moyens) de réagir que les agriculteurs sont déjà dans le bureau du préfet. La confusion est totale, le vacarme est assourdissant, l’ambiance est électrique, la tension est prégnante, elle se lit autant sur le visage des paysans que sur celui des fonctionnaires présents dans le bâtiment officiel. La consigne est donnée : “Plus personne ne sort, plus personne ne rentre, tant que nous n’aurons pas obtenu le décret”.
Thierry Masdéu, journaliste présent ce jour-là, écrira bien des années plus tard dans les colonnes de l’Agri : “La situation est critique. L’épaisse porte en bois faisant office de sas entre la salle d’attente et celle du bureau du préfet porte les stigmates de l’assaut. Les moulures ont laissé place à des trous béants. Le dialogue avec le représentant de l’État, Pierre Steinmetz, s’annonce tendu, très tendu. Cette occupation, initiée par un groupe d’agriculteurs, affiliés ou pas à des obédiences syndicales, a pris de court les autorités, qui ont dépêché une compagnie de CRS et de gardes mobiles. Déployés au pied du Castillet, ils sont prêts et attendent les ordres pour intervenir.”

Nous étions 500, au moins, répartis dans les étages, à déambuler dans les couloirs, dans les bureaux, dans les escaliers. Et nous ne mesurions ni l’incidence, ni la portée symbolique de l’assaut qui reste, à ce jour, probablement inédit, du moins dans ces proportions, au niveau national.
Les tractations débutent entre Paris et Perpignan. Vers 13 heures, un fax tombe, signé des ministres de l’Économie et des Finances, Michel Sapin, de l’Intérieur et de la Sécurité publique, Paul Quilès et du Budget, Michel Charasse. Le document est lu à l’ensemble des agriculteurs présents. Il contient la promesse d’indemnisations et la garantie qu’aucune poursuite pénale ne sera engagée à l’encontre des manifestants. Nous pourrons, hélas, une fois de plus et dans les semaines à venir, prendre la mesure de ce que valaient ces promesses.

Quelques mois plus tard, le 27 janvier 1993, toujours au petit matin, des policiers en civil nous interpellent, mon frère et moi-même, sur l’exploitation et à domicile, “officiellement” suite à une autre manifestation qui s’était déroulée le 21 décembre.
En 2001, alors que nous allions déposer notre liste de candidats aux élections Chambre d’agriculture, juste avant de repartir, un homme nous tendit une barre rouge rangée sous un radiateur, de celles qui servent à actionner un cric. Et il nous lance, non sans une certaine aménité dans le regard : la dernière fois que vous êtes venus (autrement dit 8 ans plus tôt) vous avez oublié ça.
Manquaient les manches de pioche, mais nous n’avons pas osé les réclamer. Que voulez-vous, la courtoisie a ses secrets que le temps n’atteint pas !

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