Péripéties syndicales : la clé sur le contact
1992 fut probablement l’année qui fit basculer l’agriculture roussillonnaise vers une forme de déprise irréversible. Au menu de ce redoutable millésime, nous rappellerons l’entrée « prématurée » de l’Espagne et du Portugal dans le marché commun. Adhésion qui suscita distorsions monétaires, sociales et fiscales induisant les multiples concurrences responsables du déclin de notre agriculture locale. Rajoutons à ce cataclysme économique, la neige qui fit s’effondrer la moitié du parc de serres nord catalan et les inondations, survenues à l’automne de la même année, venues compromettre les plantations en salades notamment. Sans oublier le blocus routier au cœur de l’été avec des frigos pleins à craquer et des marchandises impossibles à expédier.
Le monde agricole est à cran, les manifestations se succèdent avec la « prise » rocambolesque de la préfecture en juillet et bon nombre d’actions tout aussi spontanées que sporadiques dont certaines, comme celle-ci, n’ont pas forcément été médiatisées. Elle pourrait s’intituler « Qui a volé la voiture du gendarme ? ». L’histoire se déroule dans les environs du Mas Sabole, carrefour stratégique où les agriculteurs ont pris l’habitude de converger dès qu’il s’agit d’exprimer leur colère. Des camions chargés de marchandises importées sont arrêtés, contrôlés et, comme souvent, déchargés sans ménagement. Les axes conduisant en Espagne ou vers Perpignan sont rapidement embouteillés. Une certaine confusion s’installe, les tracteurs bloquent la chaussée, la fumée des pneus limite la visibilité, la maréchaussée doit intervenir pour guider les automobilistes et éviter les éventuelles collisions.
Un gendarme descend, peut-être un peu trop rapidement, de son véhicule, laisse la portière ouverte, les clés sur le contact. La berline républicaine était-elle mal garée ou bien l’agriculteur qui prit le volant à ce moment-là voulait-il effectuer une balade champêtre aux frais de l’État français ? Nous ne le saurons probablement jamais. Ce que nous savons, c’est que la voiture des archers du Roy s’éloigna dans la nature sous le regard médusé des manifestants, des automobilistes et des gendarmes occupés à gérer une circulation de plus en plus perturbée.
Sans aller jusqu’à déclencher le Plan épervier, un appel radio est immédiatement lancé à l’emprunteur dudit véhicule. Lequel confiera plus tard à quelques interlocuteurs privilégiés avoir répondu, via cette « CB » dont il ne maîtrisait pas forcément la fonctionnalité, qu’il avait souhaité déplacer l’automobile et, tant qu’à faire, tester sa vélocité.
Une automobile qui file donc à travers vignes, soulevant dans son sillage une poussière qui ne va pas sans évoquer le scénario de quelques superproductions cinématographiques étasuniennes. Ne manquaient que la ronde incessante des gyrophares, le vacarme assourdissant des sirènes et les circonvolutions de l’hélicoptère. Ce qui finit par arriver ! Enfin repéré, le véhicule fut retrouvé bien sagement stationné dans un casot de vigne à quelques kilomètres de la manifestation. À l’intérieur rien n’avait été ni volé, ni vandalisé, ni incendié, la clé de contact était à sa place, les paysans ayant toujours eu, quoi qu’on en dise, le respect de l’outil et le sens des responsabilités.
Jean-Paul Pelras