Emmanuelle Ducros : “Une ségrégation alimentaire nous menace”

Journaliste à l’Opinion depuis 2013, Emmanuelle Ducros a auparavant été journaliste financière pendant près de dix ans, elle est passée par la télévision suisse romande, Investir, Le Journal des Finances, Radio Classique et I télé. Née dans la Loire, petite-fille d’agriculteurs, elle a été formée à Sciences-po Grenoble puis à l’école de journalisme de Lille. Cette passionnée de questions agricoles a accepté une interview pour L’Agri, même si elle avoue “être incapable de faire pousser ses propres tomates…”

Nous échangeons souvent sur ce sujet, le dogme environnementaliste menace notre modèle agricole et notre sécurité, notre autonomie alimentaire. Pensez-vous qu’après la crise sanitaire actuelle, la société saura reconnaître l’utilité du monde paysan ou, au contraire, va-t-elle lui imposer encore plus de contraintes ?
La crise a ouvert, pour le monde paysan, un espace de dialogue qu’il n’aurait pas eu sans cela. Chacun de nous a pu éprouver la chance de pouvoir compter sur une chaîne alimentaire qui nous permet de nous nourrir sainement, en quantité, en qualité. Nous avons aussi pu, devant les quelques rayons temporairement vides, lire, en creux, ce qu’est un manque que nous avons totalement oublié.
La France, pays béni pour son terroir et son climat, a oublié qu’elle est une exception agricole. Elle oublie aussi que la crise économique va forcer 8 millions des nôtres à dépendre d’une aide alimentaire. La France doit comprendre que les contraintes sur notre agriculture font surtout le bonheur des autres agricultures, qui fourniront ce que nous ne produisons plus. À force d’interdictions, de surtranspositions, nous devenons incapables de produire pour tous. Une ségrégation alimentaire nous menace. Les plus aisés pourront manger français, les plus modestes, non. Maintenant, les agriculteurs doivent se saisir du moment, réexpliquer ce qu’ils font et comment ils le font à des Français qui les ont perdus de vue et sont nourris de fantasmes sur l’agriculture. Les paysans ne sont plus très nombreux, mal représentés politiquement. Ils ont aussi délaissé longtemps la communication. Normal, ce n’est pas leur job… Mais ils apprennent et c’est réjouissant.

Nous avons besoin de faire cohabiter toutes les agricultures
La quasi totalité des ONG s’empare des questions agricoles et veut imposer sa vision de l’utilisation des phytos, de la consommation de viande, des pratiques agroenvironnementales. L’idéalisme prévaut sur le pragmatisme. Pensez-vous que l’on puisse basculer d’un système agricole conventionnel vers une production 100 % bio adossée, comme certains le préconisent, à de la permaculture ?
Ce n’est pas souhaitable. L’agriculture biologique a le mérite de réfléchir autrement la production, c’est bien. Mais elle rencontre aussi des impasses agronomiques qui nous ramènent à une époque où les paysans étaient démunis devant les ravageurs et contraints à la fatalité. Quant à la permaculture, qui ne concerne qu’un pan de notre nourriture, pas les céréales, elle a du mal à tenir sans main d’œuvre bénévole. C’est intéressant… Mais on ne peut pas compter là-dessus pour nourrir un pays. Cela semble idyllique à certains, surtout parce qu’ils ne savent plus quelles sont les conséquences d’une mauvaise récolte. Il faut bien réfléchir aux risques et aux bénéfices des pratiques. Mécaniquement, à l’échelle de la planète, la généralisation du bio, aux rendements très inférieurs, conduirait à une déforestation massive et au retour à des travaux agricoles asservissants. Nous avons besoin de faire cohabiter toutes les agricultures. Il n’y a pas de modèle unique et parfait.
Vous dénoncez la désinformation autour du glyphosate. Est-ce toujours aussi compliqué d’apporter une contradiction sur ce sujet ?
Les effets de la désinformation sur ce produit sont puissants. Cela dit, le fait d’avoir remis le sujet sur la place publique a poussé des quantités de spécialistes à oser s’exprimer, alors qu’ils n’en pouvaient plus d’être traités de corrompus. La chape de plomb s’est fissurée.

L’idéologie a pris le dessus sur le climat 
La Convention citoyenne sur le climat soulève interrogations et critiques. Quelles propositions vous paraissent utopiques ou totalement inadaptées au contexte social et économique actuel ?
Globalement, les propositions me semblent traduire une volonté de repli de la France sur elle-même. Nous ne pouvons pas réfléchir en ignorant le monde. La France a la chance de pouvoir contribuer à le nourrir. Ce n’est pas une honte. C’est noble ! Dans le détail, il y a des propositions intéressantes, comme mieux utiliser le levier de la commande publique ou structurer notre filière oléoprotéagineuse pour moins dépendre des exportations.
D’autres paraissent absurdes, notamment la défiance envers les semences, la sélection variétale et l’utilisation du repoussoir des OGM. Sur tous ces sujets, il y a des pistes prometteuses pour cultiver avec moins d’eau, moins de traitements, ou en captant plus de carbone. L’idéologie a pris le dessus sur le climat. 
Emmanuelle, beaucoup d’agriculteurs admirent votre franc parler, lisent vos articles et soutiennent votre travail. Est-ce encore aussi difficile de ne pas toujours être d’accord avec les environnementalistes quand on est journaliste en France en 2020 ?
C’est difficile, j’ai subi des attaques violentes. Mais cela n’est pas impossible et cela suscite aussi beaucoup de soutien, d’échanges passionnants, des amitiés. Le débat contradictoire est précieux ! Notre rôle de journaliste n’est pas d’être consensuel, de nous interdire des points de vue. Nous devons apporter d’autres éclairages, mondiaux, humanistes aussi, car souvent, on oublie la base : l’agriculture sert à nourrir les Hommes. Lorsque j’ai commencé à écrire sur l’agriculture, j’étais pétrie d’idées environnementalistes. À l’épreuve du terrain, j’ai douté, changé d’avis. Ce fut ardu, mais ce sujet agricole est si enthousiasmant que cela en valait la peine.

Propos recueillis par Jean-Paul Pelras

2 réflexions sur “Emmanuelle Ducros : “Une ségrégation alimentaire nous menace”

  • 15 juillet 2020 à 8 h 40 min
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    Super cette interview, bravo ma fille!!

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  • 22 juillet 2020 à 9 h 41 min
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    Bravo Madame Ducros ! L’esprit critique a besoin de gens comme vous. Faites des émules chez vos collègues…

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