Chut ! [par Jacqueline Amiel Donat]

“C’est un secret, faut pas en parler et faut plus y penser, ça sert à rien de remuer tout ça…” Alors l’enfant grandit, recroquevillé sur ce secret, muré dans un silence contraint sur les violences dont son corps et son être entier vont conserver la mémoire à jamais : des vies ravagées par les agressions dont la réalité a été niée.
La démarche était courageuse, il faut le reconnaître, entreprise par l’Église catholique de France il y a presque trois ans (novembre 2018), de la création d’une commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (CIASE). Son rapport a été rendu il y a quelques jours, sous la dénomination de “Rapport Sauvé” du nom de son président. Mandatée pour faire la lumière sur les violences sexuelles commises au sein de l’Église catholique en France depuis 1950, la Commission a eu également pour missions d’examiner comment ces affaires avaient été traitées ou non, d’évaluer “les mesures prises par l’Église pour faire face à ce fléau” et de faire toute recommandation utile. S’entourant d’experts, de toutes opinions et confessions, qu’il a lui-même choisis, le président a obtenu tous les moyens, y compris l’accès aux archives de l’Église, afin de privilégier le vécu des victimes. C’est leur parole, sollicitée selon la méthode des enquêtes de victimation et des appels à témoignages, qui constitue le “fil rouge” de ce rapport, fortement argumentée par un travail de recoupement d’archives. “Ces personnes étaient victimes, elles sont devenues témoins et, en ce sens, acteurs de la vérité”.

Avec toutes les réserves qui s’imposent quant à la quantification des drames vécus – des sentiments de honte et de culpabilité confortant les victimes et leur entourage dans leur silence – le rapport fait état de 330 000 victimes mineures sur la période de 1950 à 2020 (selon l’enquête de l’Inserm). Dont un tiers (114 000) commis par des laïcs en lien avec l’Église (établissements d’enseignement, catéchisme, mouvements scouts).
La détermination du nombre des clercs et religieux, auteurs des agressions contre les 216 000 victimes estimées sur la période, s’est avérée plus difficile faute le plus souvent d’ouverture d’un dossier au sein de l’Église : la Commission relève à cet égard que jusqu’aux années 2010, l’Église catholique a occulté le sort et l’existence même des victimes, les incitant au silence afin de “sauver” les agresseurs, traités de manière strictement interne à l’abri de tout procès public et de sanction pénale.

Ne pas s’abriter derrière la prescription pénale

L’Église catholique de France se serait-elle tiré une balle dans le pied en commanditant ce travail ? C’est la question qui peut être posée à la lecture de ce rapport accablant dont l’Église a elle-même pris l’initiative. Certains, encore aveuglés par la volonté d’éviter tout scandale, se satisferont de la statistique en relevant que ces chiffres, pour impressionnants qu’ils soient, ne représenteraient “que” 6 % du total des violences sexuelles à l’échelle de la société française. Dans son rapport, la Commission y répond par avance en comparant les différents milieux de socialisation, pour constater que, hors cadre familial ou amical où la prévalence des violences sexuelles sur mineurs est la plus élevée, c’est le cadre de l’Église catholique qui arrive en deuxième, trois fois moins que dans le cadre familial ou amical, mais trois fois plus qu’à l’école publique. Alors, il est clair que ce rapport, au-delà de la volonté qu’il a fallu pour en initier la démarche, appelle une réaction courageuse et nécessaire de la part de l’Église catholique.

Des “recommandations” sont faites par la Commission, 45 en tout, parmi lesquelles ne figure pas la levée du secret de la confession – du moins pas dans le sens repris par les médias dits d’information. Il faut retenir essentiellement cette nécessité de ne plus laisser les agresseurs échapper à la justice pénale, de prévenir les agressions par un recrutement plus strict de ceux qui seront en contact avec les enfants et par l’instauration de structures d’écoute de la parole des enfants : sortir du cadre du “péché à confesser” pour rentrer dans la démarche de la faute à sanctionner et à réparer, sans “je ne savais pas”. L’Église catholique, grâce à la déflagration créée par ce rapport, a l’occasion d’aller plus loin encore et de servir de modèle même, en ne s’abritant pas derrière la prescription pénale et en diligentant des enquêtes, quelle que soit l’ancienneté des violences perpétrées, pour répondre à l’exigence de justice et de reconnaissance. “Avant de proclamer « plus jamais ça », encore faut-il reconnaître le « ça », le qualifier, en désigner les responsables et, dans toute la mesure du possible, en réparer les conséquences”.

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