Champ de nuages… [par Jacqueline Amiel Donat]

Alors, ils sont apparus, petits, mignons, bien ordonnés en rangs d’oignons. Anodins à l’origine et presque rigolos. Petits nuages au-dessus de nos têtes, nous avons pris l’habitude de vivre avec et si certains d’entre nous s’en sont un peu inquiété, d’autres se sont mis à les cultiver. À peine nous sommes nous aperçus qu’ils se multipliaient et que, de quelques îlots concentrés dans certains lieux, ils s’étaient répandus dans le ciel aujourd’hui presqu’à perte de vue…

Je me suis toujours posé la question de savoir comment ça avait pu commencer. Dans la relation historique qui nous a été enseignée, ou dans les événements plus récents dont la presse nous a informé, je n’ai jamais cru à la spontanéité de l’irruption de la haine et des violences qu’elle a engendrées. À quelques exceptions près, c’est toujours démocratiquement que tout a commencé, bien avant que tout n’éclate. Une accession au pouvoir de ceux qui prônent la peur et l’exclusion de l’autre : il faut qu’il y en ait un, “l’autre”, auquel attribuer tous les maux du moment. Des réformes, souvent fondées sur des constats – économiques le plus souvent – et que chacun va trouver frappé de bon sens. Des lois et des règlements donc qui, de manière isolée, suscitent l’adhésion sur l’instant : il faut un peu de temps pour s’apercevoir que tout s’assemble et converge de sorte que ces éléments disparates constituent, par petites touches, une fresque générale dont on va plus tard, avec du recul, découvrir l’ignoble et funeste dessein.

Il est pourtant fréquent dans notre pays, de dénoncer les dérives autoritaires qui se développent dans le monde et d’y voir un danger dont nos démocraties doivent se préserver. Une “lame de fond autoritaire” (éditorial Le Monde 27 octobre 2021) qui frapperait surtout des “jeunes” démocraties et aboutirait à des “autocraties électorales”. Mais c’est toujours ailleurs, pas chez nous, et sans s’interroger plus avant sur le “pourquoi” ni le “comment” ça a commencé.

… sur nos têtes à tous

On fait gesticuler périodiquement sous notre nez un “mistigri” qui va occuper très vite l’espace médiatico-politique et envahir nos esprits. Ce fut pendant longtemps l’angoisse de la dette publique et la crainte de ces agences de notation, aujourd’hui englouties après la crise financière de 2008. Ce fut la compétitivité de nos entreprises, menacées par leur obsolescence et la concurrence. C’est aujourd’hui l’invasion de nos campagnes par des hordes dont même Attila le Hun aurait peur. Et ça fonctionne ! Haro donc sur les migrants, thème central et “mistigri” de la campagne présidentielle de 2022. Reposant sur un constat que nul ne peut contester, “on ne peut pas accueillir toute la misère du monde”, on tolère et on finit par accepter l’idée que notre bien-être dépendrait de leur éradication. Ou plutôt que notre mal-être proviendrait de leur entêtement à vouloir franchir nos frontières, à y laisser la vie le plus souvent et, très rarement statistiquement, à y parvenir en survivant dans nos décharges. On ne voit plus leurs visages, celui des femmes, des enfants et des hommes, émaciés par la faim et le froid. On ne voit plus leur humanité, sauf pour dénoncer l’inhumanité d’autres pays, à d’autres frontières. On ne voit – parce qu’on nous le dit – que ce qui serait la cause, et donc la solution, de notre mal vivre. Pourtant, dans son rapport pour 2020, l’INSEE comptabilise 4,3 millions de personnes immigrées vivant en France (sur 67,3 millions, soit 6,38 %) de nationalité étrangère dont 32,2 % d’origine européenne. Sont-ce ces 6,38 % de la population qui viennent “manger notre pain” et donner corps à la théorie “du grand remplacement” ? Sans rentrer même dans l’analyse de leur faible pouvoir économique, l’immigré et le migrant qui aspire à le devenir, sont le mal absolu dont souffriraient les “bons” Français.

Peu importe le dernier rapport sur les inégalités mondiales publié le 7 décembre dernier (étude réalisée par une centaine d’économistes de tous les continents). Peu importe que 10 % des plus riches possèdent 76 % de la richesse quand les 50 % les plus pauvres se contentent des 2 % (en Europe, c’est 58 % de la richesse pour les 10 % les plus riches et 4 % pour les 50 % les plus pauvres, la classe moyenne étant plus développée). Peu importe qu’en 2020, les 1 % des plus riches aient augmenté leur patrimoine de 3,190 milliards d’euros, soit l’équivalent des dépenses annuelles de santé de tous les pays du monde.
Haro sur les migrants, la misère de la misère. Et les jolis petits nuages blancs deviennent Nuit et Brouillard.

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