B. Parmentier : “Le pain est devenu un simple accompagnement” [par Yann Kerveno]

Entre le prix de la baguette en France et l’intérêt géostratégique du blé, Bruno Parmentier* nous plonge dans les grands enjeux alimentaires et agricoles du moment.

La flambée des prix agricoles fait déjà un peu les gros titres…
Bruno Parmentier. Les cours du blé fluctuent énormément et globalement. La principale raison, c’est que les pays qui en produisent plus qu’ils n’en consomment sont peu nombreux à la surface de la planète. Comparativement, il y a beaucoup plus de pays qui importent des céréales, en particulier ceux qui ne peuvent pas en produire parce qu’ils n’ont pas les terres pour ça. Si l’on regarde la carte du monde, dix pays produisent la majeure partie des céréales dont nous avons besoin, le blé, le maïs et le riz. Ce sont les États-Unis, le Canada, la Russie, le Kazaksthan, l’Ukraine, l’Europe de l’Ouest, la Chine, l’Inde… Encore que ces deux derniers pays consomment largement ce qu’ils produisent. Avec une telle situation, il suffit donc d’un accident climatique dans une de ces zones pour que les tensions apparaissent. Et cette tension est renforcée parce que, depuis 2000, nombreuses sont les années où la production ne couvre pas la demande… En France, un tiers du blé part en farine, un tiers à l’alimentation animale et le dernier tiers à l’export vers le Maghreb en particulier.

Au-delà de ce déséquilibre régulier, il y a aussi des transferts d’utilisation…
Oui. La population mondiale augmente et consomme de plus en plus de viande, donc une partie des céréales produites, blé et maïs, est aujourd’hui dirigée vers l’élevage. 85 % du maïs que nous produisons sur terre sont destinés à l’élevage ainsi que 50 % du blé. C’est une concurrence importante. Sans compter, comme si ce n’était pas suffisant, que depuis 2000 on fait ce truc encore plus fou qui consiste à transformer des céréales en carburant !

Où sont les risques ?
Quand on regarde l’histoire de ces vingt dernières années, les pénuries de céréales sont à l’origine d’émeutes dans 37 pays en 2007 et, trois ans plus tard, ce sont les mêmes causes qui ont causé l’émergence des printemps arabes et la fin des règnes de Moubarak en Égypte et Ben Ali en Tunisie, excusez du peu ! Nous ne sommes pas à l’abri de nouveaux incidents de ce type. On l’a encore vu avec la Covid qui a ralenti les flux du commerce mondial. Si l’on s’en tient à cette région, tout cela est encore très fragile. L’Égypte est complètement dépendante des importations, l’Algérie est loin d’être autosuffisante, le Maroc s’en sort un peu mieux parce qu’il a des fruits et légumes à vendre, mais il faut que les pays du Nord continuent à faire un peu de rab pour pouvoir alimenter ces marchés…

Mais d’autres pays producteurs pourraient servir ces marchés non ?
Pas tant que cela. En France, la production peut varier de 7 à 10 millions de tonnes selon les années, il faut garder à l’esprit que nous sommes aujourd’hui plus exposés qu’avant aux accidents climatiques. Prenez le cas de l’Australie, typiquement, il va falloir abandonner l’idée que c’est un grand pays agricole capable de peser sur le marché. Sur une décennie, ils subissent six années de sécheresse et une d’inondation !

D’où viennent alors ces gros titres sur le prix de la baguette ?
En France, nous ne devons pas avoir peur de manquer. Parce que nous avons du blé et qu’au final, il y a assez peu de blé dans le prix de la baguette. C’est 5 à 6 % du prix final, donc même si le blé prend 5 ou 8 % ça ne sera pas dramatique. D’autant plus qu’on mange de moins en moins de pain dans notre pays. Il y a 120 ans, on consommait un kilo de pain par jour et par personne. En 2020, nous sommes à 100 grammes. D’aliment à part entière le pain est devenu un simple accompagnement. Si l’on revient à la question du prix, il faut aussi regarder par la lorgnette du pouvoir d’achat. Dans les années soixante, nous consommions 40 % de notre budget pour nous nourrir, aujourd’hui c’est 14 %. Imaginez qu’une heure de travail, à l’époque, permettait d’acheter cinq baguettes. Aujourd’hui, pour le même temps de travail, on peut en acquérir onze ! On croit que nous mangeons pareil qu’avant, mais ce n’est pas vrai !

Qu’est ce qui a changé ?
On mange cinq fois moins de pain, moins de légumes, parce qu’il faut les éplucher, mais plus de lait, deux fois plus même, plus de viande et plus de fruits, parce que nous avons appris à les produire en France avec le retour des rapatriés d’Algérie dans les années soixante. Mais rien n’est figé. Prenez la viande, nous sommes passés de 30 kg par an et par personne en 1930 à 100 kg en 2000, année où une inflexion commence, parce qu’à ce moment, les progrès sont tels que tout le monde a accès à la viande… Ce n’est plus un marqueur social, on peut passer à autre chose, on n’a plus besoin d’aller “gagner son bifteck” comme on disait. C’est à partir de là que des critiques émergent, Brigitte Bardot pour le bien-être animal, les écologistes avec le méthane et la pollution des vaches et les médecins qui alertent sur les risques de cancer. Depuis 2000, la consommation est passée de 100 à 88 kg, pareil pour le lait, on est descendu à 90 kg par an et par personne. On passe du quantitatif au qualitatif… Et il s’est produit la même chose dans le vin, on est passé de 140 litres par an et par personne en 1950 à 40 litres aujourd’hui. Et tout cela va continuer en 2050, il y aura encore des éleveurs mais nous serons passés du bœuf carotte aux carottes au bœuf.

La société réclame aussi aujourd’hui du local, pas transformé, bio…
Oui, mais faut pas rêver non plus. Comptez 12 millions de Parisiens, entre un et deux kilos de nourriture par jour, ça fait des milliers de tonnes d’aliments chaque jour ! Aujourd’hui, pour moi, la bonne échelle pour le local c’est l’Europe. Il faut que la souveraineté alimentaire soit pensée continent par continent. Ça ne me choque pas que les Espagnols nous vendent des fruits et légumes dans la mesure où ils nous achètent des céréales. La vraie hérésie aujourd’hui c’est d’acheter des haricots verts surgelés venus du Kenya en avion.

* Ancien directeur de l’École supérieure d’Agroculture d’Angers, Bruno Parmentier est l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés à l’agriculture et l’alimentation et du blog http://nourrir-manger.com

Propos recueillis par Yann Kerveno

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