1992 : La prise de la préfecture des Pyrénées- Orientales par les agriculteurs [par Thierry Masdéu]

L’action est inédite. Elle exprime toute la détresse et le désarroi d’une profession qui a eu le courage et l’audace de mener une action à la fois risquée et spectaculaire : la prise d’une préfecture ! Lieu symbolique du pouvoir, occupé le temps de réclamer gain de cause et d’obtenir les signatures ministérielles. Ambiance.

Depuis la récente tempête de neige (voir Agri Nº 3727) qui a meurtri sévèrement l’agriculture des P.-O., avec ses 1 207 exploitations sinistrées dont 860 serristes, 5 mois se sont déjà écoulés… L’état de catastrophe naturelle n’a toujours pas été décrété et bloque la procédure d’élaboration des dossiers d’assurances, indispensable pour percevoir l’essentiel des indemnisations. Les démarches collectives et individuelles des sinistrés, des syndicats, institutions et groupements agricoles, mais encore des parlementaires et des pouvoirs publics locaux, sont restées, jusqu’à ce jour, lettres mortes. L’attente devient insupportable. Les gouvernements successifs d’Édith Cresson et de Pierre Bérégovoy, qui ont eu comme ministre de l’Agriculture Louis Mermaz, ont fait et continuent de faire la sourde oreille… Mais, peut-être pas pour longtemps !
Nous sommes au petit matin du mercredi 8 juillet 1992, mon contact chez les agriculteurs, que nous baptiserons “Henry” pour conserver l’anonymat (même s’il y a prescription, il est prudent de préserver ses sources), m’informe qu’une action imminente va se dérouler devant la préfecture. Instantanément, je prends la caméra et pars en courant vers le quai Sadi Carnot (dans la précipitation j’en oublie l’encombrant kit d’éclairage, qui m’aurait été bien utile…). Alors que je m’attendais à un défilé de tracteurs et de bennes pour un énième vidage de carcasses de serres ou de productions invendues, je constate l’arrivée de quelques véhicules qui déposent des petits groupes de personnes. Lesquels pénètrent rapidement par l’entrée de la préfecture et du Conseil Général, l’institution voisine. Dans la foulée, un camion de l’entreprise “Plants maraîchers du Roussillon” des frères Pelras, fait également une halte devant la préfecture, le temps de décharger une cargaison inhabituelle. Le hayon arrière s’abaisse et j’assiste médusé à la descente d’une centaine d’agriculteurs, pour la majorité à visage découvert, armés de manches de pioche !

Personne ne sort, personne ne rentre…
La prise de la préfecture a débuté, le cœur s’accélère et l’adrénaline monte… Comme convenu avec “Henry” qui m’a rejoint, les images de cette séquence ne seront pas divulguées. Je comprends, mais quel dommage ! L’effet de surprise, digne des unités de commandos est total. De plus, quand la chance accompagne l’action, la grande porte qui donne sur la cour interne s’ouvre au même instant pour laisser sortir le véhicule officiel du président du Conseil Général. Aubaine dont profitent les assaillants. Au coude à coude, caméra à l’épaule, je suis le mouvement, pas très rassuré je l’avoue… Par une porte cochère, nous pénétrons dans le hall de la préfecture, l’ambiance est bruyante, il y règne un climat électrique… En l’espace de quelques minutes, tous les accès vers l’extérieur sont sous le contrôle des agriculteurs. Personne ne sort, personne ne rentre, sauf pour le gros de la troupe des manifestants qui arrivent en renfort ! Surpris et inquiet, le personnel de la préfecture qui, à cette heure-ci, est déjà à son poste, déambule aussi dans les couloirs.
La tension se lit sur leurs visages, comme sur celui des manifestants, la situation est critique. L’épaisse porte en bois faisant office de sas entre la salle d’attente et celle du bureau du préfet porte les stigmates de l’assaut. Les moulures ont laissé place à des trous béants. Le dialogue avec le représentant de l’État, Pierre Steinmetz, s’annonce tendu, très tendu. Cette occupation, initiée par un groupe d’agriculteurs, affiliés ou pas à des obédiences syndicales, a pris de cours les autorités, qui ont dépêché une compagnie de CRS et de gardes mobiles. Déployés au pied du Castillet, ils sont prêts et attendent les ordres pour intervenir.

500 agriculteurs…
Je quitte temporairement les lieux pour réaliser quelques images des forces de l’ordre. Entre temps, d’autres manifestants arrivés en renfort investissent le site quai Sadi Carnot. Au total pas moins de 500 agriculteurs prennent position devant les entrées, halls, couloirs, étages et terrasse, le bras de fer s’instaure… Déterminés, l’objectif principal des paysans est clair, ils occuperont la préfecture tant qu’ils n’auront pas obtenu du gouvernement la reconnaissance de catastrophe naturelle pour l’épisode neigeux de fin janvier.
Dans le bureau du préfet débute alors une longue matinée de pourparlers, émaillée de quelques bousculades dans les couloirs. Le bruit court concernant un probable assaut des forces de l’ordre. L’action aurait avorté. Finalement, peu avant 13 h 00, après de longues heures de tractations entre les ministères, autorités locales et manifestants, la confirmation arrivera directement par fax, signée des ministres de l’Économie et des Finances, Michel Sapin, de l’Intérieur et de la Sécurité publique, Paul Quilès et du Budget, Michel Charasse. Précieux document qui est présenté à l’ensemble des agriculteurs avec, aussi, la promesse obtenue du règlement rapide des calamités agricoles et qu’aucune poursuite pénale ne sera engagée à l’encontre des manifestants. À en juger par cet événement (qui aurait pu très mal finir !), qui s’ajoute à la lourde liste des déconvenues, neige de janvier, inondations de septembre, blocus des routiers en juillet, importations massives de fruits et légumes d’Espagne, d’Italie et du Maroc, l’actualité de l’année 1992 marquera le point de non retour, d’une agriculture départementale sur le déclin… 

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