À mes grands-parents
“Quand je me tourne vers mes souvenirs” chante Françoise Hardy, “Je revois la maison où j’ai grandi.” Dans le même esprit, arrivée à l’automne de ma vie, quand je me retourne, je vois les années passées chez mes grands-parents, petits agriculteurs dans l’Aude, alors que j’étais une enfant, puis toutes les grandes vacances durant les années qui ont suivi. Ces années furent les plus belles parce que les plus vraies, les plus authentiques de mon existence. Me reviennent des images, des sons, des parfums à jamais disparus. La pomme de terre bouillie destinée au cochon, dérobée au grand chaudron noirci suspendu dans la cheminée. Les œufs chapardés dans les poulaillers alentours, gobés en cachette, pour le plaisir. Le carillon de la pendule centenaire dont les six coups du matin rappelaient à ma grand-mère qu’il était temps de mettre l’eau à chauffer pour le café-chicorée. Et cette senteur subtile de vache que nous emportions dans nos valises lorsqu’il fallait repartir ! Le souvenir de cette vie simple des paysans d’autrefois me conduit inévitablement à réfléchir sur les changements qui se sont voulus, dans un premier temps, “progrès” et qui, petit à petit, ont détruit la véritable paysannerie. Je ne veux pas prôner ici le retour à la charrue, simplement dire que le “toujours plus, toujours plus vite” a éliminé les petits agriculteurs et considérablement changé les mentalités. Que sont devenues les choses simples qui rassurent, la joie du travail accompli, la bienveillance des uns envers les autres ? Je me pose la question aussi de nos langues régionales. Ne sont-elles pas le fondement de notre belle langue nationale ?
“Ne ferme pas la porte à clé”
Et notre Éducation nationale, que lui est-il arrivé ? On se le demande quand on compare un tant soit peu les savoirs que représentait le Certificat d’études et ceux du Baccalauréat d’aujourd’hui (et ne parlons pas de celui de demain…). Toutes ces questions m’avaient inspiré ce petit texte en hommage à mes grands-parents, un tout petit morceau de vie : “Chaque soir, été comme hiver, après avoir tiré la porte de l’étable, mon grand-père disait à ma grand-mère : « Ne ferme pas la porte à clé, les gens pourraient croire qu’on se méfie d’eux ! » Puis ils prenaient le petit escalier noirci par la proximité de l’étable, l’air moite qui s’en dégage, les émanations de lait tiède… La chaleur douce et les odeurs mélangées du foin et de la paille s’infiltraient à travers le plancher et réchauffaient la cuisine où les attendaient quelques pommes de terre sur les braises de la cheminée. Ils mangeaient lentement, rompus d’une saine fatigue, contents d’avoir pu rentrer le foin avant l’orage. Il parlaient en patois, cet occitan si précieux dont les terminaisons audibles de chaque mot contribuent à étayer un français sans fautes d’orthographe.
Un peu plus tard dans la soirée, une fois par semaine, mon grand-père sortait porte-plume et papier ligné. Nous nous délections ainsi d’une longue lettre, magnifiquement calligraphiée et orthographiée, nous détaillant les récoltes, peu ou prou suivant la saison, la vente d’un veau après d’âpres discutions avec les maquignons, ou la lutte vaine contre les doryphores. Mon grand-père, qui avait été reçu premier au Certificat d’études en son temps, pourrait aujourd’hui résoudre bien des problèmes et répondre à des questions de tous ordres en cas de bug informatique !”
Chère Augustine, cher Henri, dormez en paix.