Tout ça pour ça ! [par Jean-Paul Pelras]
La foule, comme le chantait ailleurs Souchon, n’est pas forcément sentimentale. Elle est nombreuse, abondante, tumultueuse, compacte quand elle essaime, quand elle sourd des immeubles, des bouches de métro, quand elle prend la route, quand elle sort au grand jour pour profiter de la lumière, du soleil, de cette liberté dont elle est privée quand justement elle n’est pas “la foule”.
Des fourmis, des rats, des moutons ? Non des hommes et des femmes tout simplement qui, soudainement, ne sont plus contraints par la loi et tout ce qui peut contenir une population. La foule n’est pas faite pour obéir. Elle est l’expression collective et humaine du refus qui vient de trouver et de prouver toute sa quintessence lors du week-end de l’Ascension. Des embouteillages, des campings complets, des gîtes, des plages, des lieux publics, des sites touristiques, des chemins de randonnée pris d’assaut ; nous venons d’assister au basculement d’un monde vers un autre. Quand, mercredi dernier, ceux qui allaient faire céder la digue en se ruant dès le lendemain sur les chemins de la liberté, étaient encore sagement installés après 19 h dans leurs canapés, respectant, en journée, les gestes barrières, le distanciel, les codes du télé-travail, le port du masque, la solitude de l’ascenseur, la jauge dans les pharmacies, le pass sanitaire et l’attestation de nuit. Faut-il les juger, faut-il les blâmer ? Certainement pas, car ils sont la preuve qu’aucune politique ne peut, dans l’absolu, juguler le nombre.
En revanche nous pouvons écrire : tout ça pour ça ! Toutes ces contraintes infligées et supportées depuis plus d’un an pour retrouver, non pas une vie normale, mais une forme inédite de regroupements tout autant prévisibles qu’incontrôlables. Ou comment celui qui avait peur de contaminer (ou plutôt d’être contaminé) le 12 mai n’hésite plus à braver le protocole en acceptant la promiscuité, l’affluence et le coude à coude quelques heures plus tard.
La crise ne supporte pas l’été
Un criminel en cavale dans les Cévennes, le spectre d’un dérapage au Proche Orient, quelques élucubrations inédites sur le front politicien, une dose de vaccin supplémentaire pour rappeler son “devoir” au citoyen, la diffusion de quelques chiffres pour ne pas rompre trop brutalement avec le matraquage de ces derniers mois, des débats qui parlent d’autre chose, Salomon et Delfraissy disparus des radars… Et voilà que, progressivement, la France va retrouver le chemin des vacances, des terrasses, des bars, des restaurants. Les médias vont, dans la foulée, inverser la vapeur en troquant subitement beaucoup de peur contre un peu de rêve. Car ils savent que leur clientèle sature, zappe, veut désormais se transporter vers une autre actualité. La crise, nous l’avons vu l’an passé, ne supporte pas l’été. Le virus va donc lever le pied le 19 mai 2021 comme le nuage de Tchernobyl s’est arrêté quelque part à la frontière fin avril 1986. Et les politiques vont pouvoir se consacrer au temps des élections en oubliant, de loin en loin, ce que fut celui de la contagion.
Que va-t-il se passer ensuite ? Les scientifiques le savent peut-être, les politiques le prévoient sûrement, les Français le redoutent en silence. Et chacun compose avec sa conscience. Puisque finalement, et c’est certainement l’enseignement que nous devons tirer de cette période, nous ne savons rien, ni les uns ni les autres. Rien de l’efficacité des vaccins tributaires des variants, rien des origines du virus, rien de son destin et, par conséquent, du nôtre. Car nous en sommes là, unis dans la même perplexité et profondément désunis face aux moyens qui nous permettent de l’accepter.