Suicides agricoles : la délicate interprétation des fatalités ! (Par Jean-Paul Pelras)
Dans une nouvelle tribune publiée récemment (comme il se doit dans Libération…) 46 associations, syndicats ou ONG réclament, entre autres doléances, un virage agroécologique concernant la future Politique agricole commune, avec une réorientation des soutiens. Et évoquent dans leur propos “le mal être paysan”. Ce mal être paysan, multifactoriel bien entendu, qui résulte également, depuis quelques années, d’une stigmatisation largement encouragée par la campagne de dénigrement que les écologistes instillent, de reportages calibrés en émissions à charge. Ce mal être paysan, référence à peine voilée aux nombreux suicides agricoles recensés sur l’ensemble du territoire, demeure un sujet délicat, très délicat même, qu’il faut aborder avec beaucoup de circonspection par respect pour ceux qui ont eu à affronter, au sein même de leurs familles, cette dramatique épreuve.
Qui n’a jamais croisé dans nos campagnes un veuf perdu dans ses silences, un célibataire que l’on croit, à tort, endurci, traversant dans la vacuité et la grisaille des dimanches après-midi une vie sans passion ni perspective, un couple de paysans déchiré par les dettes, ruiné par les aléas du marché, par le caprice des éléments, un exploitant exploité qui ne sait plus démêler l’écheveau des contraintes administratives et va chercher, le soir venu, ce qu’il croit être la solution au bout d’une corde accrochée à la plus haute poutre de la stabu ? Le célibat, la solitude, la maladie, une existence parfois rudimentaire, l’isolement, les difficultés financières sont autant de paramètres qui, souvent cumulés, contribuent au désarroi et précipitent les mouvements brusques du destin, quelque part entre “l’insaisissable et l’irrémédiable”.
Depuis quelques années, au-delà des cortèges funèbres où ceux du pays et ceux du métier, colère rentrée, yeux rougis, une casquette entre les doigts, se contentent de maudire le ciel, la banque, l’État, les créanciers, nous assistons à une médiatisation du suicide agricole. Émissions de téléréalité, films de cinéma, publications, sondages, statistiques, reportages… Avec le temps, je ne sais toujours pas ce qu’il faut réellement penser de cette “mobilisation artistique” en faveur d’une profession qui réclame, quoi qu’on en dise, davantage de considération que de compassion. Cette considération éprouvée par l’acharnement dont l’agriculture française est victime. Ce mal être paysan dénoncé par ceux qui, paradoxalement, écologistes obtus et inquisiteurs, en sont en partie responsables.
Sur ces chemins accomplis ou rêvés
Car, pour mesurer la détresse et évacuer la difficulté, il ne suffit pas de dire que le modèle ne convient plus. Il faut vivre des années durant, étape après étape, ce qu’induisent la reprise, la continuité, le coefficient d’adaptation, le développement et, le cas échéant, la reconversion de l’agriculteur ou l’abandon d’une exploitation. Il faut avoir connu la brulure des étés pulvérulents qui dessinent des cercles concentriques sur les débardeurs blanchis par la transpiration, l’épaisseur des mains racornies par l’outil, écorchées par le bois, usées par des décennies passées à remuer l’herbe, la paille, la terre, les pierres, le fumier. Il faut avoir vécu la panne de trop, la récolte perdue, la honte de l’impayé, la visite de l’huissier, la vente de la ferme, le regard de l’ancien qui finit par se résigner, celui du fiston qui préfère choisir un autre métier. Il faut avoir résisté à la morsure des hivers sans fin où le seul horizon possible se confond avec l’arborescence des forêts, dans ces champs, dans ces campagnes, sur ces chemins accomplis ou rêvés que d’autres ont tracés pour repousser cette petite fin du monde qui, le savaient-ils peut être, n’échappe jamais aux fatalités. Il faut avoir cotoyé la difficulté pour pouvoir en jauger les travers et l’évoquer avec cette dignité qui tient à distance le folklore des illusions. Celui qui s’évanouit quand la salle se vide, quand les spectateurs sont partis, quand le film est terminé laissant le paysan seul avec ses livres de comptes ouverts, sur une toile cirée, aux quatre vents des calamités.
Parce que 600 paysans qui se suicident chaque année, ce sont 600 histoires différentes happées par une époque qui, à défaut de pouvoir les comprendre, n’a même pas l’intelligence de les écouter. Et de les respecter.
Enfin quelqu’un qui dit toute la vérité sans fard, bien dit , bien senti ,et plus que jamais à l’ordre du jour.
Merci pour eux ces lignes bien écrites.