Mon père, la côtelette et l’épicier [par Jean-Paul Pelras]
La scène se déroule en été, au début des années 1970, dans un petit village du Midi. Mon père trouve “un goût” à la côtelette qu’il est en train de manger à la table d’une cuisine familiale bien désertée depuis. Sans plus de manière, cet ouvrier agricole se rend in petto deux rues plus loin chez l’épicier qui vend à peu près tout ce que nécessite le quotidien champêtre. Comprenez de la viande, des espadrilles, du détergent, des fruits, des légumes, de l’Eau de Cologne, du savon de Marseille, de la vaisselle, du Roquefort et, entre autres victuailles plébiscitées pour le petit déjeuner vigneron, la boîte de thon à la catalane, “l’hecto” de pâté fin ou “le quart” de saucisse fraîche. La confrontation des deux “personnages” se déroule de façon diplomatique, puisque le commerçant, derrière le rideau à mouche de l’arrière cuisine, fait réchauffer la côtelette dans une poêle, se met à table et consomme la dite pièce de porc jusqu’à l’os, sans y déceler la moindre avarie.
“Alors ?” lance ma mère quand Simon revient les mains vides à la maison. “Rien, il l’a faite un peu réchauffer, il s’est assis, il a pris son temps, il l’a mangée et il l’a trouvée bonne. La prochaine fois, je lui demande de la faire cuire et je la goûte avant de l’acheter !” Depuis, bien sûr, l’élégance des relations entre le commerce et sa clientèle a considérablement évolué. Aujourd’hui, dès qu’un aliment dégénère, vous en êtes informé au journal de 20 heures. Et c’est la France entière qui prend peur. Plus de discussion possible. Exit la parole donnée. Sorte d’unité de mesure qui laissait de côté les dérives procédurières pour sceller un accord ou régler, sur-le-champ, le différent local, tout en prêtant aux conciliabules, comme ici avec la côtelette, quelques inestimables saveurs. Même cas de figure pour cette poignée de mains échangée entre l’éleveur et le maquignon sur la place du foirail ou, entre le maraîcher et le primeur, sur le carré du marché de gros.
Quel est l’abruti qui a tout foutu par terre ?
De l’histoire ancienne tout ça depuis que la Covid est passé par là et que bon nombre d’interlocuteurs se sont affranchis de ces codes sociaux datant, parait-il, de la chevalerie. Oui, nous en sommes là, à passer pour des inconscients ou des pestiférés potentiels quand nous osons tendre une paluche dans le vide face à celui qui se rétracte et vous laisse aussi con qu’une poule devant un stylo. Devons nous définitivement tirer un trait sur cette coutume tactile qui scellait un geste de bienvenue ? Peut-être, mais à quel prix, si ce n’est celui de l’indifférence et du malentendu.
Au chapitre des aberrations actuelles, devons nous également nous habituer à ne plus rien parapher, sauf à distance ou en utilisant des codes que nous recevons sur des téléphones portables. Depuis quelques temps, vous l’aurez remarqué, dès que vous contractez un emprunt bancaire, que vous voulez ouvrir un compte, déposer vos économies, signer un contrat de travail, passer un acte notarié, réserver une chambre d’hôtel, obtenir un renseignement sur vos assurances, votre retraite ou la scolarité de vos enfants, il faut être équipé d’un code, d’un mot de passe, d’un identifiant. Des chiffres et des lettres qui vous donnent le tournis, qui vous font redouter l’oubli, le vol, la perte, l’usurpation, l’erreur… Qui vous obligent, le cas échéant, à effectuer de nouvelles démarches pour demander un autre code, un autre identifiant et choisir un nouveau mot de passe qui ne doit pas ressembler aux autres. C’est désormais à prendre ou à laisser, sous peine d’être excommunié du monde des consommateurs, sous peine d’être relayé au rang des has-been, des vieux cons, des loosers…
Ce monde ne me convient plus et j’en suis à me demander quel est l’abruti qui a tout foutu par terre au point que nous ne pouvons plus faire confiance à personne. Dans un contexte où, de surcroît, nos interlocuteurs sont devenus des fantômes numériques, des ectoplasmes mathématiques. Ou comment sommes nous passés, en moins de cinquante ans, de la scène de la côtelette chez l’épicier à celle où nous avons perdu jusqu’à notre identité ?