Lettre à un médecin en grève [par Jean-Paul Pelras]

Madame, monsieur,

je me souviens de cet homme, médecin de campagne et vigneron, qui venait chez nous à n’importe quelle heure de la nuit ou de la journée, chaussé de pataugas. Nous savions qu’il était passé, car nous trouvions toujours un peu de terre entre la cuisine où il rédigeait ses ordonnances sur la toile cirée et la chambre où le malade était alité. Et puis, les années ont passé et le vieux toubib vigneron, après avoir taillé son dernier cep et soigné son dernier paysan, est parti sur la pointe des pieds de l’autre côté du temps.  Un jour, mon père, dans les dernières nuances de sa vie, a eu besoin d’un docteur. Un jeune godelureau en chaussures de ville est arrivé un vendredi, je me souviens, en fin d’après-midi. Sans même prendre la peine d’ouvrir sa sacoche flambant neuve, il jeta un coup d’œil à sa montre et décida de le faire hospitaliser en prévision du week-end. Car il ne serait pas disponible, il partait skier …

Vous pouvez hausser les omoplates, passer à la page suivante, hurler à la démagogie, dire que vous n’êtes pas tous comme ça, que vous avez droit à des congés, que vous n’en pouvez plus, que vous avez fait des années d’études, que vous ne gagnez pas assez, que vous avez décidé de vous mettre en grève car vous n’êtes pas suffisamment considérés… Et puis d’ailleurs, puisque vous tenez entre vos mains ce que nous avons de plus précieux, qui osera vous contredire, qui osera vous contester ?

Je n’ai pas eu, comme vous, le courage, la capacité ou les moyens (second haussement d’omoplates) d’étudier jusqu’à 30 ans. A 14, j’étais déjà aux champs. Ce qui ne fait pas de moi un citoyen moins méritant. Je n’ai jamais fait grève et j’ai passé une grande partie de ma vie, non pas à soigner, mais à nourrir les gens. Et quand il fallut abdiquer, c’est uniquement car les compétitions déloyales ibériques ou marocaines sont venues usurper nos marchés.

Un jour peut-être, à force de tendre le garrot et de tirer sur le stéthoscope, vous serez également confrontés à ces concurrences venues d’ailleurs qui, on le voit avec des médecins arrivant du continent africain et des pays de l’Est, commencent à s’installer dans vos cliniques, dans vos cabinets.

Non, Messieurs, Dames, je n’ai jamais fait grève. Pas plus que le maçon, l’artisan, le boulanger, le restaurateur, le marin pécheur, le commerçant, le menuisier, l’éleveur, le maraîcher…, contraints par les obligations de résultats qui les obligent à travailler pour payer leurs salariés et rembourser les prêts dès qu’adviennent les fins de mois.

C’est leur serment d’Hippocrate à eux, c’est leur engagement qui consiste à finir le boulot commencé, à braver les éléments, à se battre lorsqu’il le faut contre le gouvernement. Sans jamais prendre en otage, « à la gare comme à la gare », l’usager. Ou, en l’occurrence, le patient, puisqu’il faut employer la sémantique usitée sur vos ordonnances et dans vos facultés!

Ce « patient » qui porte si bien son nom dans nos campagnes avec seulement 20 % des habitants ayant accès à une offre de soin suffisante ou de proximité. Avec 6000 médecins généralistes qui manquent à l’appel dans nos communes rurales et des pans entiers de territoires voués à eux-mêmes, car plus personne ne veut venir soigner là où les salles d’attente ne se remplissent pas assez vite, là où « le serment » n’attire plus, comme il le devrait, les esculapes nouvellets ! (Troisième haussement d’omoplates accompagnés de hurlements et d’une copieuse bordée de quolibets)

Voilà pour cette petite correspondance de fin d’année qui n’est, bien sûr, pas adressée aux infatigables médecins généralistes, urgentistes ou spécialistes de faction, aux infirmières, aux infirmiers et à toutes celles et ceux qui, amoureuses et amoureux de leurs métiers, du matin au soir, de jour comme de nuit, nous permettent de garder espoir et de rester vivre ici.

 

Jean-Paul Pelras

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