Lettre à mes “Tontons flingueurs” paysans [par Jean-Paul Pelras]

Au cours de mon parcours agricole quelque peu rocambolesque, me fut donné le privilège de croiser une bordée d’énergumènes dont le verbe, l’estomac et la méthode étaient souvent en tous points comparables au modus operandi de ces “Tontons flingueurs”, imaginés par Lautner, qui fêtent leur soixantième anniversaire ces temps-ci.

Encore jouvenceau et suivant mon frère ainé, je fus convié à leurs exploits tout autant physiques que pyrotechniques. J’ai donc, de facto, assisté à l’expression de leur courroux quand, irrités par les importations déloyales, ils déboulonnaient des tronçons entiers de voie ferrée pour les tracter, sur 20 kilomètres, jusque sous les fenêtres d’un préfet. C’est à ce moment-là que furent testés la solidité très aléatoire des portières de Renault 5 républicaines et le basculement intempestif de quelques estafettes, alors usitées par les archers du Roy. Quant aux cageots et autres palettes contenant tomates, pêches, salades, artichauts ou abricots en provenance du Maroc ou d’Almeria, ils finissaient in petto “dispersés façon puzzle” sur le bitume d’une autoroute où 3 000 paysans se retrouvaient encore dès que les mercuriales commençaient à plonger.

Quelle époque ! “Du brutal” diront certains, moulés à la louche des convenances protocolaires. Du normal, presque banal, leur rétorqueront les survivants d’une période où il fallait respecter le paysan si tu ne voulais pas basculer in petto de l’autre côté de la glissière, tomber du camion ou te retrouver destinataire d’une petite livraison.
Pour méditer, ces Tontons-là se réunissaient dans des salles dont quelques-unes, ironie de l’histoire, sont désormais occupées par la maréchaussée. Et quand, certains soirs d’orage, la lumière venait à manquer, c’est à la lueur des cigarettes qu’ils s’éclairaient. Le lendemain, dès potron minet, une fois la stratégie plus ou moins bien échafaudée, ils se déplaçaient en mobylette pour rameuter ceux qui se faisaient rarement prier. Des méthodes de communication qui se passaient des réseaux sociaux et n’étaient pas de nature à informer les Renseignements généraux. “Parce qu’il y a des impulsifs qui téléphonent et d’autres qui se déplacent” mentionnait également Audiard dans son scénario.

D’ailleurs, quand, par inadvertance peut-être, certains trainaient un peu des pieds, ils entendaient au milieu de la nuit crépiter les roseaux sous les palettes du rotavator dans le champ d’à côté… “Un réveil pénible, travaillé en férocité” pour reprendre Blier, “présence indispensable” pour citer Ventura ou “on se dérange ou on méprise” pour s’approprier Francis Blanche. Et que dire, si ce n’est approuver cette réplique de Jean Lefebvre illustrant parfaitement ce que sont devenues les émotions du moment : “Au fond, maintenant, les diplomates prendraient plutôt le pas sur les hommes d’action. L’époque serait aux tables rondes et à la détente.”

Et oui, une époque, vous dis-je, où les écolos ne nous expliquaient pas encore comment nous devions travailler, nous fringuer, nous déplacer et nous sustenter. D’ailleurs, ils n’étaient pas encore nés !
Et que dire de ceux qui, parmi nous, ont mal tourné. Je veux dire par là qui ont accédé aux “responsabilités indemnisées”. De celles qui troquent le franc-parler contre le phrasé alambiqué et le protocole endimanché, la parole donnée contre la breloque, le poireau, la Légion, le petit hochet qui fait de ces gens-là ce qu’ils n’ont, finalement, jamais été. Ou comment certains ont fini par confondre le panache des faits avec la médiocrité de l’effet.

Il y aurait tant à dire et à écrire sur ces “Tontons flingueurs” agriculteurs, fantassins et “techniciens pour le combat à pied” comme le rappelait Venantino Venantini, dont certains nous ont faussé compagnie pour aller voir, de l’autre côté du chronomètre, s’il ne restait pas quelques luttes à mener, quelques camions et autres wagons à “contrôler”, quelques gardes du cardinal à “cajoler”.
Oui, il y aurait mille histoires à raconter sur ce qu’ils vécurent et sur le chemin qu’ils nous ont enseigné. Eux qui, contrairement à ceux qui veulent “Soulever la terre” sans jamais l’avoir travaillée, avaient du respect pour l’État français et savaient se décoiffer, comme nous le fîmes, solidement encadrés par un assortiment de policiers, pour un ministre qui nous accueillit en robe de chambre devant son domicile aveyronnais.

Eux qui, certainement contraints par les impératifs et les délais, agissaient avant et réfléchissaient après. “La psychologie, y en a qu’une : défourailler le premier ! Le prix s’oublie, la qualité reste” nous rappelait à ce propos également Venantino Venantini. Eux qui, évidemment, s’ils revenaient, prescriraient aux impétrants des négociations stériles “une ordonnance, une sévère”, de celles qui “dispersent”, de celles qui “ventilent”. Eux qui m’ont appris qu’un bon syndicaliste agricole ne doit jamais s’excuser, ne doit jamais dire merci. Eux à qui je pense si souvent, parfois les larmes aux yeux, quand je vois ce qu’est devenu notre monde paysan, ici, dans le Midi.

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