Lettre à Gérard Depardieu… Sur ce que nous allons manger ce soir [par Jean-Paul Pelras]

Monsieur,
dimanche dernier, alors que nous étions en train de nous sustenter entre amis avec quelques charcuteries de saison et autres petits salés de circonstance, nous avons évoqué cette tristesse qui, désormais, semble envahir la France. Et voilà que l’un des nôtres lance : “C’est Depardieu qui a raison. Il faut vivre, boire, manger profiter…” À part deux extraterrestres, nourris au jus de kiwi, qui ne devaient apprécier ni “Les valseuses”, ni l’épisode de la miction dans l’aéroplane, la quasi-totalité de la “cène”, autant vous le confier d’emblée, se mit à acquiescer non sans une certaine exaltation.
Pour la plupart issus de la galaxie champêtre, nous avons, dans la foulée, abordé la question des steaks végétaux, celle des antispécistes, des misandrines castratrices et toutes ces lubies qui font que le monde est, de toute évidence, en train de perdre ses quatre points cardinaux.
Peut-être car, du côté de l’enfance, nous n’avons pas souvent eu l’occasion de “trier”, nous savons, l’un et l’autre, que c’est dans le gras du jambon que se dissimule la vérité. Tout comme nous distinguons avec clairvoyance ce que l’entre soi des sociétés de pacotille est en train de nous mijoter. Une cuistance des plus insipides à faire blêmir les mousquetaires de la casserole, à prohiber le magret, le fricandeau, la blanquette de veau et, entre autres mets persillés, le filet mignon aux giroles…
Que je vous dise, pour vous mettre un peu en appétit, le lieu se situe “ailleurs”, sur l’Aubrac en bordure d’une route qui traverse le village et file vers Brameloup. La devanture ressemble à celles de ces bistrots de campagne où, derrière les rideaux tricotés au crochet, le chaland peut encore consulter quelques affiches bigarrées évoquant les fêtes votives du canton, un concours de broutards, un déjeuner aux tripoux, le menu du réveillon. À l’intérieur, au bout du comptoir, entre la pompe à bière et le baromètre, une balance pour peser le courrier, des cartes postales jaunies, quelques “réclames”, le journal, des enveloppes prétimbrées.

Loin des “couvre-feu d’opinions”
Côté restaurant, des plantes qui servent de séparation, des tables en formica. Au mur, un trophée de chasse, quelques photos en noir et blanc comme l’on en voyait dans les trains à l’époque des bonnes sœurs et des militaires en permission. Sur la table, du pâté de tête, un saucisson, une salade du jardin, une omelette aux cèpes, des œufs mimosa, des farçous, une entrecôte qui cède à la pointe du couteau, une truffade ou un aligot, un morceau de laguiole, un autre de cantal, la tarte maison ou le panier de fruit, le jaja local ou celui qui vient du Midi…
Vous l’aurez compris, ici pas de créations extravagantes, pas de tambouille décorative, de nappes damassées, de verres à moitié pleins, d’assiettes rectangulaires qui vantent le palais du chaland et l’ego de son chéquier. Parce que de côté-ci de l’existence, on déplume, on dépiaute, on émince, on farcit, on déglace, on assaisonne, on dégorge, on réduit et on laisse mijoter sans jamais plaisanter avec l’art d’accommoder la vie.
Seulement voilà, d’ici quelques années cet établissement, comme tant d’autres aux quatre coins du pays, sera probablement condamné à fermer par les frustrés du moment qui veulent tout bazarder et tout aseptiser. Il nous restera le souvenir de ces éleveurs, de ces routiers, de ces marchands de matériel agricole, de ces voyageurs qui s’arrêtaient pour commenter, entre la Suze cassis et le rouge limé, les rumeurs du monde…
Un comptoir recouvert d’une feuille de zinc, des chaises cannées, une table pour les cartes. Près de la fenêtre, un veuf perdu dans ses silences, un mari égaré. Derrière le bar, loin des “couvre-feu d’opinions”, un moustachu en bras de chemise qui devait s’appeler Eli, Fernand, Jules ou Isidore. Les chiottes à la turque coincées entre le placard à balai et l’arrière-cour aux glycines, le rideau à mouches, les fanions décatis, les coupes alignées sur les bouteilles d’Izara près du lambris, la vieille tapisserie, le babyfoot et ce distributeur à cacahuètes posé près du “perco”. Cette odeur qui montait des tournées de pastis, les gratons que la patronne préparait pour l’apéritif, un peu de bouse laissée par les chaussures, du cambouis aux mains des ouvriers…
Éclats de vies passées, passants imaginés derrière les volets clos d’un petit “Café” où l’on servait, au ballon, quelques rasades de picton joufflu, loin de ces kirs machins ou de ces pivois savonnés qui coupent le raisiné millésimé dans les cercles où l’on décide, sans jamais savoir à quoi ressemble la vérité.
Voilà, Gérard, la table est toujours mise. Passez quand vous voulez.

Gérard Depardieu vient de publier “Ailleurs” au Cherche Midi.

Une réflexion sur “Lettre à Gérard Depardieu… Sur ce que nous allons manger ce soir [par Jean-Paul Pelras]

  • 23 octobre 2020 à 14 h 44 min
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    Mais où se situe donc cette merveille sur ce plateau de l’Aubrac que nous aimons parcourir et y découvrir ce genre d’établissement où l’on retrouve la vie, le bon sens et le régal de nos papilles.
    merci

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