La Saint Martin [par Jacqueline Amiel Donat]
C’est l’été de la Saint Martin ! Chaque année en novembre reviennent ces quelques jours de douceur et de soleil, ce rappel discret de l’été après les pluies d’octobre, comme une petite réserve de chaleur avant les frimas de l’hiver. On l’a appelé aussi l’été indien, aux dates plus approximatives, mais sur la mélodie chantée par Joe Dassin. Aujourd’hui, COP 26 oblige, on y voit un signe manifeste et alarmant du réchauffement climatique. Certes, les scientifiques du monde entier ne peuvent qu’avoir raison mais j’ai juste une supplique à leur intention : qu’ils nous laissent profiter de ces belles journées sans nous donner mauvaise conscience car, chez nous, la foire de la Saint Martin coïncide avec cet été éponyme et moi, j’aime cette fête foraine.
Alors je sais, c’est bruyant, ça sent la frite, les churros et les marrons chauds, trop d’huile, trop de sucre, trop de sel, des barbes à papa, des sucettes géantes et des pommes d’amour aux couleurs E123 et toute la gamme des colorants alimentaires plus ou moins “naturels”. Pas de stand de bio, encore moins de vegan, mais un “parcours écolo” pour les enfants, entre les auto-tamponneuses, la grande roue, les attractions spectaculaires qui vous envoient en l’air, tête en bas, sans oublier les loteries, les jeux à ficelles pour animaux en peluche, les machines à pinces, les stands de pêche aux canards et de tir à la carabine… Ça donne le tournis, même lorsqu’on ne se risque pas à monter dans un de ces engins, des lumières partout, toutes aussi vives, les comptines d’un manège enfantin qui cherchent à se faire entendre dans le brouhaha de chansons françaises et de morceaux de rap, de rock ou d’électro diffusés par ailleurs. Il y en a pour tous les goûts, pour tous les âges et tout en même temps. Une cacophonie, râleront certains ! C’est pourtant ça la fête foraine avec par dessus les rires des enfants et les cris des plus grands, amateurs de sensations fortes ou simplement heureux d’être ensemble. En termes de pollution, on ne fait guère mieux (ou pire), je le crains, mais pourrait-on imaginer une fête foraine silencieuse, normée et stérilisée ?
Une humanité réconciliée
Et puis, il y a la foule. Plus ou moins dense selon les moments, toujours compacte, en groupes familiaux ou amicaux. Des parents, des grands-parents, les oncles et les tantes qui, au prétexte d’accompagner leurs neveux ou nièces, retrouvent pour un temps les plaisirs délaissés de leur jeunesse. Autour des manèges pour enfants, ça commente et ça conseille “monte sur le Dumbo, il est trop mignon !”, “prends une moto de policier ou le camion des pompiers !”, “non, le tapis volant d’Aladin !”… Des mamans, beaucoup de mamans, pour la plupart de Saint Jacques ou des quartiers Nord, des mamans voilées parfois, plus discrètes mais dont les yeux brillent. Des grands parents aussi, surtout des grands-parents, issus des quartiers modestes ou plus bourgeois, tenant fermement la main de leurs petits enfants pour cette intrusion dans un espace de leur passé. Et tout le monde s’amuse, tout le monde rit devant les mimiques et les maladresses de cet enfant manœuvrant sa première petite auto tamponneuse sur la piste, ou devant les tribulations de cette mamie qui sort en rampant sur le ventre du tonneau roulant du château de Benny Hill sous le regard sidéré de sa petite fille…
Toutes origines confondues, toutes couleurs de peau réunies, toutes situations sociales rassemblées : une humanité réconciliée pour quelques instants, un temps de partage où chacun se reconnaît dans l’autre, vivant finalement les mêmes choses et se découvrant tellement de points communs, malgré des vies enfermées dans leurs sphères séparées. Et puis, avoir le droit d’éclater de rire sans se soucier des convenances et du regard des autres ! C’est ça la foire de la Saint Martin, tous semblables, les jeans, tee-shirts ou petits pulls imprégnés des odeurs de friture, étourdis et assourdis par le bruit, mais encore heureux et quelque part un peu émerveillés en rentrant chez soi.