La Guardia civil et les artisans français (Par Jean-Paul Pelras)
Février 2013. 8 heures du matin. Nous sommes à Bourg Madame, sur le pont qui sépare la France de l’Espagne. Plus de 60 artisans, principalement venus de Cerdagne et Capcir, dressent symboliquement un mur de parpaings pour interrompre la circulation et condamner la compétition déloyale des entrepreneurs espagnols. Une action organisée par la Confédération Artisanale des Petites Entreprises du Bâtiment (CAPEB) et par l’Union Professionnelle Artisanale des P.-O. (UPA). L’ambiance est bon enfant, seuls les gendarmes de Bourg Madame surveillent cette manifestation. À même le mur on discute métier, en partageant un verre de rouge et quelques solides charcuteries locales. Voilà un mois tout juste, certains défilaient dans les rues de Perpignan pour demander, entre autres, un renforcement des contrôles sur les chantiers, ici, en Cerdagne, comme partout où l’entreprise étrangère porte préjudice à l’économie locale.
À la tête de la CAPEB, Robert Massuet, devenu, depuis, président de l’UPA, ne décolère pas : « Visiblement, l’État ne nous a pas entendus puisque la situation empire. Ils sont de plus en plus nombreux à franchir la frontière pour venir nous piquer les clients. Je voudrais, à ce titre, m’adresser aux élus qui ont pourtant tous entendu parler ces derniers temps d’un certain « patriotisme économique ». S’ils continuent à céder les marchés aux entrepreneurs étrangers alors que leurs communes vivent avec les taxes que leur rapportent nos entreprises, nous ne tarderons pas à leur rendre visite ».
Et puis soudain, comme un seul homme, après avoir posé saucisses et gobelets sur le mur improvisé, les artisans « passent en Espagne ». Un acte inédit de mémoire de Cerdan nous confiait un passant en observant, incrédule, le regroupement à seulement quelques dizaines de mètres de là des forces de l’ordre espagnoles. Police, Mossos d’esquadra, Guardia civil, vraisemblablement un peu pris de court, se postent en travers de la route pour stopper l’avancée des manifestants. Le face-à-face tendu qui dura quelques minutes en dit long sur la portée du mouvement.
Toujours selon Robert Massuet : « De toute évidence, le passage est beaucoup plus perméable dans le sens Espagne France ». Un quart d’heure plus tard, les manifestants rejoignent le sol français suivis de très près par la police espagnole qui les raccompagne jusqu’au panneau de Bourg Madame.
Étrange situation, comparable, toutes proportions gardées, à celle que me confia, voilà déjà presque 3 décennies, un ancien artisan membre du Cidunati quand, pour s’en être pris à une enseigne de la grande distribution (un précurseur…), au cœur des années soixante-dix, il se retrouva en prison. « C’était encore rue Derroja, en centre-ville de Perpignan. Comme ils ont vu que j’étais de bonne foi et que je connaissais le métier, ils m’ont demandé si je voulais peindre la grille d’entrée. Alors, j’étais là, avec mon pot de peinture, un coup dehors, un coup de dedans. Et je me disais : tu t’en vas où tu restes ? Finalement je suis resté et ils ont fini par me relâcher. » De l’importance des dilemmes transfrontaliers !
Où que soit cet artisan désormais, cette petite chronique lui est dédiée.
Jean-Paul Pelras