La fin d’un monde [par Jean-Marc Majeau]

Le départ d’un proche est toujours douloureux. Celui d’un père, l’est d’autant plus qu’il vous oblige, immanquablement, à sonder votre propre existence, dans la quête immédiate de ce que vous auriez, éventuellement, raté ou oublié de dire, dans cette relation singulière que l’on entretient avec son géniteur. Cette introspection fait partie du processus de séparation. Elle est, aussi, une douleur que l’on s’inflige, en recherchant tout ce qui aurait pu être “mieux fait”… Comme s’il fallait que la séparation soit finalement plus douloureuse qu’elle ne peut l’être spontanément. 

Ainsi, durant un temps, faut-il laisser de côté ce que furent les instants de joie, de partage et de bonheur échangés. Ce temps est celui dévolu au deuil. Celui qui permettra, après cette contrition, de s’installer autour d’une table, pour évoquer le défunt, sans qu’immédiatement les larmes ne surgissent. Comme si nous avions, une fois pour toutes, soldé notre crédit relationnel à son égard, le temps de la culpabilité cédant dès lors la place à celui de la nostalgie et du souvenir. Parfois, cet intermède est long et les plaies du passé contraignent ce passage, qui reste cependant l’unique hommage qu’on peut rendre aux disparus : se souvenir d’eux comme s’ils étaient encore vivants ! Peut-être est-ce cela que l’on appelle l’éternité. Et si tout commençait lors des funérailles ? Je me souviens de cette phrase, tirée d’un film, “Une belle fin” : “Sans enterrement, il n’y a pas de tristesse possible”. Faut-il la rapprocher de ce poème de Verlaine… “Je ne sais rien de gai comme un enterrement, le fossoyeur qui chante et sa pioche qui brille… Et puis les beaux discours, concis mais pleins de sens, et puis, cœurs élargis, fronts où flotte une gloire, les héritiers resplendissants”. Oui, sûrement, ce moment-là est bien unique. Au-delà des yeux rougis de larmes, au-delà des phrases interrompues par l’émotion naissante, au-delà des échanges tactiles et des témoignages de sympathie, l’instant de recueillement est aussi celui de la vie qui reprend, permettant à des gens qui s’étaient perdus de vue depuis des années de se retrouver autour d’un sépulcre, de renouer le dialogue, pour échanger sur leur présent et sur l’avenir de leur propre existence. N’est-ce pas là le plus grand paradoxe de la mort : celui de permettre à chacun, au travers de son passé, de se donner la possibilité de n’évoquer que l’avenir ? La mort n’est qu’un passage, une transmission d’un témoin dont chacun n’est détenteur que l’espace d’une vie. Ce passage ne doit sa persistance qu’à la notion que nous avons que cette mort reste un évènement naturel et, à ce titre, partagé. Ce passage, nous sommes en passe de le perdre. Peut-être même l’avons-nous déjà perdu. Quelques imbéciles diplômés projettent, bientôt, de coucher sur le papier un protocole destiné à légiférer sur “la fin de vie”.

En enterrant mon père…

Rien que la lecture de l’intitulé prête à sourire. Toujours cette pudeur de vierge effarouchée à évoquer par périphrase ce qui porte un nom qui les effraie : la mort ! Comme si celle-ci était devenue incongrue. Elle fait pourtant partie des deux moments importants et incontournables de notre vie : le début et la fin.
Si l’on ne peut rien sur sa venue au monde, son départ peut, dans une grande majorité des cas, être prévu, encadré, programmé. Pas seulement dans le décorum dont on veut le parer. Mais aussi, comme dans certaines civilisations, dans la fête qui devrait s’y adjoindre. À la tristesse légitime qui l’entoure, on devrait s’attacher à adjoindre de l’humanité, de la parole et de l’empathie. Ceci existait autrefois. Quand la famille, les voisins et les amis, savaient se réunir, accompagner les mourants jusqu’à leur dernier souffle et, au-delà, jusqu’à la dernière pelletée de terre qu’on jetait sur leur cercueil. Ces derniers moments étaient inscrits dans la coutume collective des humains, surtout du temps où ils vivaient encore, ensemble, dans des petits villages. Elle s’est perdue, comme tant de choses, du fait de la modernité urbaine, du manque de temps et, sûrement, d’une organisation sociétale aujourd’hui obsolète…

On a vu, lors de la dramatique gestion de la pandémie Covid, comment les autorités de nos pays dits civilisés, ont sacrifié, sans aucun scrupule, ces derniers hommages, sans avoir la moindre compassion pour leur symbolique ancestrale. Beaucoup de familles ont perdu à cette occasion un ou plusieurs de leurs proches. On leur a fait admettre que seule l’épidémie en était responsable. À travers cette allégation, on leur a fait accepter l’inacceptable : l’isolement, la crainte de l’autre et, au final, l’abandon des anciens. En enterrant mon père je m’en suis fait la réflexion, au nom de tous ceux à qui l’on a interdit de le faire : comment peut-on accepter une disparition sans avoir pu rendre hommage à un défunt ? C’est sûrement ce que nous devrons apprendre dans le nouveau monde que certains sont en train de nous construire.

Une réflexion sur “La fin d’un monde [par Jean-Marc Majeau]

  • 29 août 2023 à 10 h 10 min
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    Le médecin de mon enfance s’en est allé: comme tu as raison Jean Marc de rendre un hommage pudique et poétique à ton papa. Je garderai de lui le souvenir d’un médecin de village compétent au service de tous, d’un voisin attentionné . Merci encore pour ce très beau texte qui nous appelle à méditer sur notre parcours de vie.

    Sylvette Giner-Gaillart

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