Incontrôlables (péripéties syndicales) : La Sardane

Idéalement situé avenue de Grande Bretagne, face à la Chambre d’agriculture des Pyrénées-Orientales, le bar-restaurant La Sardane est indissociable de nos souvenirs champêtres et syndicaux. Fermé depuis des années suite au décès de Paul et de Carmen, l’établissement était ce « lieu » où l’on se retrouvait pour le café avant les manifs, pour se sustenter entre deux réunions, pour savoir ce qui s’était dit la veille, étage par étage, dans l’immeuble d’en face, du rez-de-chaussée au septième, en passant bien sûr par la « DDA », pour deviner ce qui allait se décider dans tel ou tel organisme, qui allait démissionner, qui allait prendre la présidence de ceci ou de cela. Mais aussi pour jauger le yoyo des mercuriales et croiser, à l’occasion, car ils gîtaient de part et d’autre de l’avenue non loin de là, quelques gardes du cardinal de faction.

C’est ici qu’en septembre 1999 je me suis retrouvé allongé, complètement sonné, sur une table, pour avoir malencontreusement croisé une pile de talkie-walkie lors d’un assaut dont nous attendons encore que les sommations d’usage soient prononcées. C’est là également, alors que je dédicaçais un bouquin de toute évidence peu apprécié par quelques argousins fraîchement débarqués, qu’une baffe partit, provoquant, par un effet domino évidemment non intentionnel, le basculement de cinq ou six perdreaux.

Mais c’est surtout ici, devant une bouteille de Père Puig et une solide assiette de charcuterie accompagnée de son inénarrable steak frites, que le monde agricole, pendant au moins trois décennies a « phosphoré » pour défendre notre agriculture locale. Combien de cortèges sont partis de cette adresse où se retrouvaient vignerons, maraîchers, arboriculteurs et éleveurs, un mégaphone posé sur le bar et les banderoles appuyées contre le congélateur ? Je crois encore entendre le bruit que faisait la porte en raclant légèrement le sol, je revois les rideaux, les tables en bois et en formica de cette petite salle de restaurant où la fumée des cigares et les volutes de Gauloises se mêlaient aux odeurs de fritures. Où Carmen, accoudée derrière le comptoir, écoutait les doléances des uns et des autres, commentait avec son accent andorran, tandis que Paul garait sa 504 devant l’entrée, posait sa vieille sacoche de prof un peu déformée sur le radiateur pour en tirer quelques coupures de presse concernant cette autre actualité que, bien avant internet, la télévision n’osait déjà pas montrer.

Et puis, il y avait les habitués, ceux du café, ceux de l’apéro, ceux du repas, ceux du demi à 5 heures de l’après-midi, ceux du soir enchaînant ces conciliabules qui n’en finissaient pas. Jean-Louis, Pierre, Roger, José, Jacques, Henri, Jeannot, Jean-Claude et les autres, toutes générations confondues, jeunes agriculteurs ou anciens exploitants, venus de Cerdagne, des Aspres, de Salanque, du Fenouillèdes, du Ribéral et, tout simplement, de cet établissement consulaire où salariés, techniciens et élus se croisaient avant de descendre à La Sardane pour dire ce que certains ne devaient pas entendre, pour savoir avec qui, sur le parking, la veille, un tel s’était encore disputé.

Tous ceux qui ont fait les grandes heures de l’agriculture roussillonnaise avaient leur table, leur chaise ou leur tabouret à La Sardane, comme d’autres l’avaient chez Pujol aux Expéditeurs lorsque le Marché de gros était encore établi avenue Leclerc. Parce qu’un bistrot où passent les paysans c’est un peu cet endroit où l’on finit, tôt ou tard, par savoir ce qui pousse à l’autre bout du champ.

Jean-Paul Pelras

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