Et s’il n’y avait pas de canaux ? [par Yann Kerveno]

Si les canaux servent aujourd’hui à l’irrigation, cela n’a pas toujours été le cas. Mais depuis leur mise en service, entre le IXe et le XVe siècle, ils ont considérablement changé les paysages du Roussillon, bien au-delà de leur rôle pour l’agriculture…

À quoi pouvait donc bien ressembler le Roussillon avant les canaux ? Avant que l’eau coule dans des endroits épargnés par le cours des rivières ? En l’absence de photographie d’époque, on ne peut que faire jouer notre imagination. Et piocher dans les travaux et la science des historiens. Première surprise pour le profane, les canaux n’ont pas été imaginés, construits, pour l’irrigation.
Historien à la retraite et ancien professeur de l’université de Perpignan, Aymat Catafeu précise que la première intention des faiseurs de canaux n’était donc pas, et de loin, l’agriculture… “L’eau a d’abord été amenée, dans les endroits où elle n’était pas comme force motrice et non pour arroser les champs. On construit alors des canaux d’amener, pour faire tourner les roues, et l’eau est restituée à la rivière, cela consomme très peu d’eau. Les réservoirs, qui sont aménagés en amont pour stocker l’eau, servent à élever des poissons… Par contre, assez vite, ce sont des jardins, une agriculture intensive, qui s’installent le long des canaux et qui profitent de l’eau circulant dans les ouvrages pour arroser et développer leurs cultures.”

Dompter les éléments

Au-delà de leur usage, les travaux hydrauliques, qui remontent au IXe siècle, n’ont eu de cesse de dompter un pays rugueux, comme l’explique l’historienne Sylvie Caucanas dans un article paru au début des années 1990. “Dans ce pays méditerranéen où les étiages sont longs et parfois catastrophiques, où les précipitations, abondantes au printemps et en automne, provoquent des crues parfois dévastatrices, la société médiévale a profondément marqué de son empreinte l’espace rural en s’efforçant de régulariser les cours d’eau, en édifiant un réseau de canaux d’irrigation et d’assèchement dont la plupart sont encore utilisés aujourd’hui.”

Quelques expériences menées par les abbayes de Saint-Michel de Cuxa et Lagrasse, autour du Xe siècle, pour mettre en valeur des domaines préfigurent alors le futur : “L’irrigation n’est plus considérée comme une manière profitable d’utiliser l’eau des moulins, mais devient un but en soi, un moyen de gagner à la culture des terres jusque-là en friche” écrit Sylvie Caucanas. Il faudra toutefois attendre le XIIe siècle pour voir se déployer un réseau dédié à l’irrigation. On construit alors le canal d’Ille à Millas, celui de Pia ou d’Estagel. “Dès lors, ce ne sont plus quelques étroites bandes de terres en bordure des biefs qui voient leurs rendements augmenter mais de nouveaux terroirs qui sont mis en valeur.”

Assèchements

Au XIVe s., ce sont les grands canaux qui voient le jour : canal de Thuir, canaux du Conflent, de la vallée de l’Agly. C’est aussi le temps de la réglementation, du partage de l’eau, impossible de ne laisser accès à l’eau qu’aux propriétaires de terrains situés en bord de canal !
En parallèle, c’est moins connu, sont menés de grands travaux d’assèchements des terres basses de la plaine. “Ces marécages et zones humides ont été rendus plus hospitalières aux XIIe et au XIIIe siècle” rappelle Aymat Catafeu. “Cela concerne tout le secteur de Villeneuve-la-Raho, Bages, Ortaffa, Montescot… Et les effets des canaux sur le paysage sont sans doute tout aussi importants que ceux des grands assèchements, même s’ils sont peut-être plus lents et par là même moins perceptibles par les contemporains. Les terres sèches ont pu alors devenir plus productives.”

Imaginez

Alors, avec ces informations, on peut imaginer la plaine du Roussillon avant le Xe siècle, des zones cultivées plus restreintes, la population était aussi moins nombreuse, et surtout de vastes pans du territoire, ceux situés loin de la proximité des cours d’eau, non mis en valeur par l’homme. Et nulle trace de ces haies, voir ces bosquets, qui morcellent aujourd’hui le paysage, plongeant leurs racines le long des agouilles. Quant aux nappes phréatiques de surface, elles devaient être moins pleines qu’aujourd’hui puisqu’on a eu la preuve, cette année encore, qu’elles sont en partie abondées par les fuites de canaux.

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