Des maraichers roussillonnais chez un ministre aveyronnais [par Jean-Paul Pelras]

Milieu des années 90. Énième mévente salade pour les producteurs roussillonnais confrontés aux importations déloyales et à l’hégémonie des distributeurs. Nous sommes salle Jean Clerc, dans les locaux de la Chambre d’agriculture des P.-O., la gueule des mauvais jours pointe devant la capuche des parkas, la terre tombe des pataugas au pied des chaises, la fumée des cigarettes recouvre le halo des néons. Toutes les démarches syndicales protocolaires et “contestataires” ayant été épuisées, alors président des Jeunes Agriculteurs du département, je propose de nous transporter dans l’Aveyron, à Rignac très précisément, petite commune où réside le ministre de l’Agriculture, Jean Puech.
Un “responsable” d’organisation professionnelle locale et un “dignitaire” national, soucieux de désamorcer une initiative qui n’était pas de leur fait, lancent en usant de leur ton paternaliste et condescendant habituel : “Vous n’arriverez même pas dans l’Aude, les CRS vous attendront à Salses !”. La veille, j’avais effectué un petit aller-retour discret entre Pyrénées et Aveyron pour repérer les lieux. Et rien, considérant la quiétude de l’endroit situé un peu à l’écart du village, ne semblait pouvoir gêner ou empêcher notre déplacement.

Sans plus attendre et sans disserter davantage, dès 5 heures du matin, nous quittions les P.-O. Trois voitures, dix hommes, dont certains, hélas, sont partis depuis pour d’autres voyages, et une dame : Marie Céline. Rendus sur place à la pointe du jour par un froid glacial, nous nous garons devant le domicile de l’élu. Le gendarme de faction s’approche, jeune, surpris, gelé. Le cordon de CRS ne s’étant pas formé comme prévu à hauteur de Salses, le planton, un peu paniqué par cette visite aussi soudaine qu’inattendue, demande, hésitant : “C’est pourquoi ?”. “Nous venons voir Jean !” lui rétorque François, comme si nous avions fait 300 bornes pour venir saluer une vieille connaissance. Le ministre, en robe de chambre, se montre furtivement dans le jardin. Et, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, plusieurs dizaines de véhicules bleus équipés de sirènes et de gyrophares quadrillent le lieu. Nous disposons, en évitant bien évidemment tout geste brusque, quelques cageots de scaroles, batavias, laitues et autres frisées devant le portillon de l’édile et commençons à déballer, toujours aussi prudemment, souches, sarments, saucisses, côtelettes, boudins et picton local pour nous sustenter et nous hydrater.

Les négociations débutent avec un gradé. Nous obtenons assez rapidement une entrevue avec le ministre. Deux personnes sont autorisées à le rejoindre dans son domicile, l’une représentant les JA, l’autre la FNSEA. C’est ainsi que, sans usurper le titre, mais sans être forcément encartés au fan-club syndical, nous fûmes invités avec Lucien à prendre thé et café chez le ministre en présence de son épouse. Et ce, pendant que le reste de la troupe échangeait avec les argousins aveyronnais en toute convivialité dans les volutes matinales d’un petit-déjeuner champêtre. Presque une heure d’entrevue au cours de laquelle nous avons obtenu un rendez-vous, dès le lendemain, avec le directeur de cabinet du ministre, rue de Varennes à Paris et une enveloppe qui, a défaut de solutionner la crise, permit aux maraîchers des P.-O. de retrouver un peu d’oxygène. Rajoutons, ce qui permit aux gendarmes de mieux nous identifier, que nous avons accepté de poser pour la photo de groupe. Non sans avoir préalablement ôté bonnets, casquettes et bérets par respect pour le représentant de l’État qui vint saluer chacun d’entre nous dans ce hameau aveyronnais où 4 petits degrés couraient au-dessous de zéro ce matin-là.

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