L’édito de Jean-Paul Pelras – Bistrots de campagne : chronique d’une fin annoncée !
À l’heure où le président de la République prend conseil auprès des humoristes pour savoir s’il faut rouvrir les bistrots, ayons une pensée pour ceux qui risquent de ne plus jamais lever leurs rideaux. Ces petits troquets de campagne, ces petits restos chez qui les gardes du cardinal ont débarqué un dimanche matin du mois de mars pour dire qu’il fallait arrêter l’apéro, ranger les marmites et flanquer à la porte celles et ceux qui étaient venus pour la blanquette de veau.
Et voilà que maintenant le déconfinement impose de nouvelles règles dites de “distanciations sociales” avec des parois en plexiglas, des tables espacées, des visières, des masques et tout cet attirail qui emprunte davantage au sentiment anxiogène qu’à la convivialité. Avec des frais supplémentaires que beaucoup de tenanciers, souvent âgés, ne trouvant pas de repreneurs et en bout de course, ne pourront pas engager.
La France comptait, à l’aune des années soixante, 600 000 bistrots contre à peine un peu plus de 40 000 désormais. Souvenez-vous : il fallait quitter la départementale, traverser un peu de forêt et, au bout du plateau, entrer dans le hameau qui devait compter une vingtaine de maisons ou de bâtisses agricoles. Après la petite cabine téléphonique, le monument aux morts avec une quinzaine de noms serrés les uns contre les autres, paysans, forgerons, bûcherons, ouvriers, instituteurs. Qui lit encore ces patronymes tombés quelque part, voilà plus d’un siècle, à 600 kilomètres de là, entre l’enfer des Caures et celui de la Caillette ? Et puis, arrive la chapelle avec, entre deux portes, l’heure des messes données dans le canton. Enfin, à main droite, l’ancien foirail et le bistrot que rien n’indique, si ce n’est une marque d’apéritif sur un thermomètre bouffé par le soleil et le froid.
Éclats de vies passées
À l’intérieur, quatre joueurs de belote, le comptoir recouvert d’une feuille de zinc, la pendule offerte par Avèze, une devanture en bois verni avec des rideaux tricotés au crochet, le radiateur en fonte. Sur le rebord, un napperon, une fleur en plastique. Les visages qui se tournent vers ceux qui entrent, Gitane maïs plantée au bord des lèvres, le cendrier Cinzano, le canon de rouge, ces mains que l’on serre sans tenir de grandes conversations. Nous voici donc dans cet estaminet de campagne où s’arrêtaient les éleveurs, les routiers, les marchands de matériel agricole, les voyageurs, les étrangers avec leurs bétaillères, leurs 2 CV fourgonnettes, leurs DS, leurs mobylettes. C’est ici qu’ils venaient commenter, entre la Suze cassis et le rouge limé, les rumeurs du monde.
Mais qu’y avait-il derrière ces volets clos désormais ? Des chaises cannées, une table pour les cartes, une arrière-cuisine où l’on préparait des assiettes de charcuterie, des œufs mayonnaise, quelques omelettes aux cèpes ? Près de la fenêtre, un veuf perdu dans ses silences, un mari égaré. Derrière le bar, un moustachu en bras de chemise qui devait s’appeler Fernand, Jules ou Isidore. Et partout ailleurs la fumée des cigarettes, l’odeur qui montait des tournées de pastis, des grattons que la patronne préparait pour l’apéritif du dimanche, de la bouse laissée par les chaussures, du cambouis aux mains des ouvriers.
Éclats de vies passées, passants imaginés derrière les volets clos d’un petit “Café” où l’on servait, au ballon, quelques rasades de picton joufflu, loin de ces kirs machins ou de ces pivois savonnés qui ne servaient qu’à couper le raisiné du jour.
Un lieu où le sortilège ne s’est pas encore éventé
Ici, pas de créations extravagantes, pas de tambouille décorative, de nappes damassées, de verres à moitié vides, d’assiettes rectangulaires qui vantent le palais du chaland et l’égo de son chéquier. Même pas de panneaux impérieux en devanture. Seulement une maisonnette plantée entre une grange et un tas de goudron au bord d’une départementale. À l’intérieur, quelques bouteilles posées sur un buffet de campagne et cette grand-mère, en tablier à pois, qui servait du café réchauffé à la casserole dans une “souillarde” d’avant-guerre. Un “souvenir” que ces bistrots avec leurs chiottes à la turque coincés entre le placard à balai et l’arrière-cour aux glycines, le rideau à mouches, les fanions décatis, les coupes alignées sur les bouteilles d’Izara près du lambris, la vieille tapisserie, le baby-foot et le distributeur à cacahuètes posé près du “perco”. Un “lieu” où nous avons grandi après le catéchisme, où nous avons échangé nos vacuités adolescentes et nos premiers baisers sur quelque siège en moleskine.
Là, souvenez-vous, du côté de l’enfance où le sortilège ne s’est pas encore éventé à l’ombre de “nos étés trop courts”. Un salon de jardin abandonné sous les frondaisons d’un marronnier. Un parasol “Miko” à la terrasse du petit bistrot. La table en formica, la salière avec les grains de riz, le quart de rouge, le verre à
moutarde. Le café servi dans une tasse vert foncé avec son liseré or. Les volets entrebâillés et l’impression d’avoir toujours vécu sur le bon versant de la réalité.
Jean-Paul Pelras