Bertrand Hervieu : “C’est la fin de l’agriculture conjugale” [par Yann Kerveno]

Sociologue, ancien conseiller des ministres de l’Agriculture (Le Pensec et Glavany), ancien président de l’Inra, on ne peut contester à Bertrand Hervieu une profonde connaissance de l’agriculture française et de ses enjeux. En début d’été et en collaboration avec un autre chercheur, François Purseigle, il a publié un long papier dans la revue Études intitulé “Le problème agricole Français”. Il a accepté de répondre aux questions de l’Agri. (Première partie)

La déprise agricole et le recul du nombre d’agriculteurs, concernent toute l’Europe, mais pourquoi est-elle plus sensible en France comme vous le montrez dans votre article ?

Si le recul est plus sensible en France, ceci est en grande partie dû à un problème démographique qui est celui de la pyramide des âges. En 1992, un plan a permis à un grand nombre d’agriculteurs de partir en préretraite, ce qui a donné lieu à un passage de génération assez massif. C’est cette génération qui part aujourd’hui à la retraite, tout aussi massivement qu’elle s’était installée. Ceci pose un problème parce que, contrairement aux années 1990-1995, le renouvellement est devenu très complexe. Les installations hors cadre intrafamilial restent extrêmement difficiles dans notre pays en raison d’un obstacle : celui de la transmission foncière et du contrôle très étroit que la profession exerce sur l’installation. Cet entre-soi est bien plus puissant en France qu’ailleurs. Mais c’est une question importante aussi pour toute l’Europe.

Faut-il craindre la fin de ce que vous appelez l’agriculture conjugale ?

Nous avons retenu ce terme parce que si l’on parle d’agriculture familiale, celle-ci est dans la réalité bien plus souvent conjugale que familiale. Il en est en agriculture comme ailleurs, les épouses et les époux entendent aujourd’hui avoir une vie professionnelle autonome. Le modèle agricole où l’entrée dans le métier était en fait plus une assignation qu’un choix exercé en toute liberté, est en train de s’effacer. C’est une mutation profonde de notre société.

Vous expliquez que les micro-exploitations sont celles qui disparaissent le plus. Comment expliquer ce phénomène alors que c’est le modèle plébiscité (rêvé) par la société ?

Les changements sont là aussi importants. Toutes les catégories d’exploitations sont en recul, sauf les très grandes. Et les petites exploitations sont, en effet, celles qui disparaissent le plus vite. Elles représentent un modèle différent puisque sur ce type d’exploitation vous trouvez souvent des agriculteurs non issus du monde agricole qui sont parvenus à s’installer sur des structures fragiles pour faire du maraîchage ou de l’élevage. En s’installant, ces personnes n’envisagent pas nécessairement d’exercer ce métier tout au long de leur vie mais, au contraire, pendant dix ou quinze ans : c’est un phénomène qui se voit en particulier en région Occitanie.

Que doit-on craindre, ou attendre, de ce que François Purseigle appelle “l’agriculture de firme”, l’entrée en jeu de grandes entreprises dans l’exploitation et la production agricoles ?

C’est un phénomène qui reste émergent pour le moment, et même encore invisible. Mais il est réel. Les plus grandes exploitations contrôlent aujourd’hui la moitié de la surface agricole utile et représentent presque la moitié de la production française. On perçoit cette évolution en examinant les transactions foncières. Les trois quarts sont aujourd’hui réalisées sous forme de parts de sociétés entre personnes morales et seulement un quart entre personnes physiques. C’est révélateur de la transformation en cours des modes de détention des droits de propriété.

Il faut aussi noter que ces sociétés peuvent être de plusieurs nature, depuis la composition familiale “classique” jusqu’aux holdings qui regroupent plusieurs sociétés différentes en charge de l’exploitation agricole, du foncier, voire la commercialisation. Les exploitations sous formes sociétaires sont de plus en plus complexes et abstraites avec des parties prenantes qui peuvent être externes à la famille. C’est un affaiblissement très puissant du modèle familial. Cela s’inscrit dans les modes de détention du capital et dans l’organisation du travail. Cela change aussi le regard que l’on peut avoir sur la terre et les sols : une terre détenue par une personne physique qui la gère en “bon père de famille” est différente d’une terre détenue comme une part de capital par des sociétés ayant des exigences de rentabilité à court terme.

(à suivre)

 

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