Agriculture : l’Europe n’est-elle pas en train de rater un rendez-vous ?
Thierry Pouch est responsable du service études, références et prospective de l’Assemblée permanente des Chambres d’agriculture (APCA). Il considère que la stratégie Farm to Fork de la Commission européenne pose plus de questions que de solutions…
Quel regard un économiste comme vous porte sur le plan Farm to Fork présenté fin mai par la commission européenne ?
Plusieurs choses m’ont frappé à vrai dire. Déjà, il faut se souvenir que ce n’est pas un texte législatif ni un texte contraignant. Ensuite, il n’est fait mention nulle part des indicateurs qui serviraient à mesurer les effets de cette stratégie. Nous n’avons pas non plus d’indications concernant le volume des investissements qui doivent, comme c’est écrit, encourager l’innovation et nous permettre de basculer dans un système alimentaire durable. Nous ne savons pas non plus comment cela va s’articuler avec le plan de relance de 750 milliards d’euros décidé par l’Union.
À lire le projet dans le détail, on peut aussi noter une foule de recommandations a priori contradictoires…
Oui, il est écrit qu’il faut consolider le revenu des agriculteurs, mais la question se pose de savoir quel gain ils vont pouvoir en tirer, quel type d’aides seront mises en place ? Surtout quand on regarde le plan biodiversité présenté en même temps qui prévoit une réduction des surfaces agricoles… Il est écrit aussi que l’Union européenne va promouvoir ses normes dans le monde entier ? Mais dans quel cadre ? Avec quelle gouvernance ? L’Organisation mondiale du commerce est moribonde, il y a aussi des tiraillements importants à l’Organisation mondiale de la santé, comment l’Europe pourra-t-elle imposer ses standards ? Faudra-t-il sortir l’agriculture des négociations de libre-échange pour les traiter bilatéralement avec chaque pays ? On ne sait pas. Ce qui me gêne aussi, c’est l’emploi répété du terme résilience. Cela me semble une posture de survie plutôt qu’un programme ou un projet. N’oublions pas que le mot résilience désigne la réaction d’un métal à un choc et sa capacité à reprendre sa forme originale… Visiblement, ce n’est pourtant pas ce qu’on attend de ce plan.
Il y a ces autres questions, faire reculer le gaspillage et augmenter la rémunération des producteurs, mais comment ? Mettre en marché des produits sains, de qualité, quitte à ce qu’ils soient un peu plus chers… Mais en quoi cette ambition est-elle articulée à une politique de hausse des salaires ? Cela me laisse dans l’expectative.
On se demande où est le lien entre crise du Covid et insécurité alimentaire…
Rappelons quand même que le système alimentaire européen a parfaitement tenu le choc au cours de cette crise et en plus c’est déjà, sur le plan sanitaire, le système le plus sécurisé du monde. Alors oui il est de bon ton aujourd’hui de considérer que la crise actuelle provient du bouleversement que nous infligeons aux espaces naturels par l’agriculture et que, par voie de conséquence, si on déforeste moins on aura moins d’épidémies. Mais c’est oublier que les épidémies partant de zoonose ont toujours existé. En fait, c’est surtout la ferme, au sens de transformation des méthodes de production, qui est concernée par ce plan et pas tant la fourchette.
Dans quelle mesure cette stratégie s’appliquera-t-elle à la nouvelle Politique agricole commune ?
Dans la nouvelle PAC chaque pays doit fournir un plan stratégique. C’est la concrétisation du mouvement engagé depuis plusieurs années. Ces plans devront être en conformité avec le plan de la ferme à la fourchette, au risque d’être retoqués et ensuite les aides conditionnées à la réussite. Cela va probablement créer une concurrence intra-européenne ou certains seront bons élèves et d’autres non.
Bref, rien ne va vraiment dans ces propositions…
On a l’impression que l’Europe prend un tournant important avec ce plan. Il est porteur de grandes inégalités. Mettre l’accent sur la qualité sanitaire et environnementale des produits aura un impact sur les prix à la consommation, dont l’accès serait possible aux catégories socio-professionnelles les plus aisées. Mais quid des gens en difficulté ? C’est oublier que, dans la banlieue de Marseille ou en Seine-Saint-Denis, la sécurité alimentaire n’est pas une évidence depuis le confinement par exemple. C’est oublier aussi qu’en Algérie, la question se pose également aux portes de l’Europe. Le pays a d’ailleurs passé un appel d’offres historique pour du blé afin de nourrir sa population…
L’Union n’est-elle pas en train de rater un rendez-vous avec la sécurité alimentaire de la planète ? Cela pose une autre question importante : peut-on se permettre de remettre en cause la sécurité alimentaire mondiale au nom de l’environnement ? N’y a-t-il pas une autre voie qui ne sacrifierait ni l’une ni l’autre ?
C’est en tout cas, comme le réclame un syndicat agricole, remettre en cause la “vocation exportatrice de l’Europe”…
Oui, et pendant ce temps-là, d’autres se frottent les mains. À moins exporter, ce sont nos concurrents qui en tireraient les bénéfices (Brésil, Russie, États-Unis). Mais l’exportation n’est pas forcément néfaste, si elle n’entraîne pas de déséquilibre dans les productions locales. Il ne faut pas oublier non plus qu’en France, l’agriculture c’est 7,8 milliards d’euros d’excédent commercial en 2019 qui viennent diminuer d’autant le déficit global de notre pays et ce sont des emplois, cela pèse économiquement…
N’est-ce pas là finalement le signe d’un repli de l’Union européenne sur elle-même ?
La question se pose. On peut avoir cette impression, oui, que l’Union se protège, ce sont les termes du président de la République, et se replie sur elle-même mais pourquoi ? Parce qu’elle ne pense pas avoir les moyens de l’affronter ? D’autres en tout cas n’en demandaient pas temps comme les Russes qui ont surmonté le choc de la grande transition des années quatre-vingt-dix pour devenir un acteur majeur de l’agriculture mondiale. Le pays s’en est donné les moyens et nous a évincés des grands marchés, comme l’Égypte.
Propos recueillis par Yann Kerveno