1999 : l’affaire Soler : acte II [par Thierry Masdéu]

La semaine dernière nous avions suspendu le temps au moment où, insatisfaits de la réponse du ministère de l’Agriculture, les responsables syndicaux annonçaient aux trois représentants de la DDA, qu’ils étaient “réquisitionnés” pour la soirée…

Au même moment, le préfet Pierre Dartout demande à recevoir en préfecture la délégation syndicale. À l’unisson, l’invitation est refusée par les trois syndicats. Les échanges, tendus et sans résultat, auront lieu par téléphone en deux phases consécutives de deux quart d’heures, entrecoupées par un inexplicable problème technique. À ce stade des négociations, le reportage va se prolonger dans la soirée et déjà sur le parking de la Chambre d’agriculture, l’intendance des manifestants s’apprête à faire griller de la saucisse, il est 19 h 00.
Tout comme pour le repas du midi, les trois invités “réquisitionnés” ou “séquestrés”, se verront servir un plateau repas à leurs bureaux, par Sylvie Cervera, la secrétaire générale du Syndicat des Maraîchers. Il est 20 h 00, la lumière du jour a laissé place à une belle nuit étoilée, la tension s’est relâchée et, avec les collègues de France2, nous profitons de cette pause méritée en dégustant, dans l’enceinte du parking, de l’excellente saucisse grillée.


Et puis tout bascule, le bruit violent d’un coup de frein, suivi d’un impact, de cris, de coups, déchirent l’ambiance et nous ramènent à une réalité moins bucolique. Les faits se déroulent à quelques mètres de notre position, sur la chaussée, juste devant l’entrée de la Maison de l’agriculture. Le cœur s’emballe, l’adrénaline monte, je saisis la caméra et me dirige au pas de course vers ce qui ne semble plus être un accident de la circulation mais plutôt une attaque. Des individus vêtus de sombre, déposés par au moins trois véhicules, blanc pour le dernier, et armés de matraques assènent méthodiquement des coups sur une partie des paysans, restés pour garder l’entrée du bâtiment. Ces derniers ripostent à l’agression avec les moyens du bord. La situation est si confuse que je suis dans l’obligation, pour protéger mes arrières, de me positionner dos au mur d’une façade qui fait face à l’entrée où ont lieu les affrontements. Le danger et sa provenance mal identifiés, je filme pour la première fois au jugé, sans regarder dans le viseur de la caméra. Soudain, du fond de la rue, une escouade de CRS arrive au pas de charge pour prêter main forte à ces individus qui ne sont autres que des membres des forces de l’ordre, menés par leur directeur de la police départementale, Pierre-Marie Bourniquel. Ils prennent possession de la Chambre d’agriculture et font évacuer les manifestants de son enceinte. Sous bonne escorte, les trois fonctionnaires de la DDA quittent également les lieux.

Sans sommations…
L’événement commence à mieux se clarifier, même si de multiples questions restent en suspend… Pourquoi une intervention de cet ordre, sans sommations, envers des manifestants pacifiques ? Triste tableau, en l’espace de quelques minutes, deux personnes sont arrêtées et, de part et d’autre, on dénombre 13 blessés. Sérieusement atteint par un projectile à la nuque Jean-Paul Pelras, président du Syndicat des Maraichers qui, juché sur le toit d’une voiture, appelait au calme et à la libération des deux manifestants, est évacué vers l’hôpital. Ainsi que deux autres agriculteurs, dont l’un blessé à la tête avec points de suture. Dominique Durand, président des JA, s’étant rendu à une réunion du côté de Prades, c’est Rémy Pascot, président du syndicat Fruits qui prît le relais, gardant bien en main une situation très tendue qui pouvait à tout moment dégénérer.
Les deux agriculteurs interpellés sont Christian Soler, vice-président du “Syndicat des Producteurs de Fruits“ et l’administrateur, Hervé Cribeillet. De retour d’une réunion de l’APCA à Paris, le président de la Chambre d’agriculture, Roger Majoral, arrive sur les lieux. Hervé Cribeillet est relâché à 22 h 45 et Christian Soler, placé en garde à vue depuis 21 h 00, sera présenté le lendemain au parquet. La machine judiciaire est en marche et l’enquête est confiée au SRPJ de Perpignan. Pour éviter tout risque de trouble à l’ordre public, Christian Soler est placé sous mandat de dépôt et sera jugé en comparution immédiate le lundi 4 octobre. Il doit répondre de violences avec armes sur agents de la force publique. On lui reproche d’avoir agressé cinq policiers avec un tube PVC de 3,5 m de long. Le jour du jugement, un important dispositif de forces de l’ordre quadrille les abords du palais de justice. Pour éviter tout risque de débordement, un rassemblement de soutien est organisé loin du centre ville, sur le marché de production. 1 300 paysans répondent à l’appel, dont le verdict rendu par Me Marie Conte, présidente de l’audience, a déchainé des ardeurs que les organisateurs ont dû rapidement calmer. Condamné sévèrement par le tribunal correctionnel de Perpignan à un an d’emprisonnement dont six mois assortis de sursis, avec l’interdiction d’exercer ses droits civiques pendant cinq ans, Christian Soler, vice-président du “Syndicat des Producteurs de Fruits” paye, en ce lundi 4 octobre, un lourd tribu pour avoir défendu le mercredi 29 septembre 1999 l’avenir de sa profession.

Soutien des 4 coins de France
Un choc pour le milieu agricole et un drame pour les membres de la famille de Christian Soler qui voient leur peine aggravée par l’emprisonnement de leur être cher, loin de Perpignan, à la maison d’arrêt de Villeneuve-Lès-Maguelone. Aussitôt dans la soirée, un comité de soutien à Christian Soler est fondé en présence de la FDSEA des P.-O., du CDJA 66, du Syndicat des Maraîchers, du Syndicat des Producteurs de Fruits, du Syndicat des Vignerons, du Syndicat des Éleveurs, ainsi que d’autres syndicats spécialisés et de la Chambre d’agriculture. L’unité syndicale vient de se ressouder…


En signe de protestation et de solidarité plusieurs actions seront entreprises durant les 68 jours de son incarcération. Le 5 octobre au matin, tous vêtus d’un tee-shirt de couleur rouge, comme Christian Soler lors de son interpellation, 16 agriculteurs essayèrent en vain de se constituer prisonniers. Au niveau national, le conseil d’administration du CNJA, conduit par son président Pascal Coste, tenta également quelques jours plus tard la même démarche au commissariat du 1er arrondissement de Paris. Jour après jour, par groupes de 3, toujours vêtues de rouge, des personnes s’enchainaient 2 heures durant aux grilles du palais de justice de Perpignan. Le 7 octobre, toutes vêtues de rouge, 250 agricultrices et femmes d’agriculteurs, conduites par Sylvie Cervera au côté de Carmen Soler, l’épouse de Christian, organisèrent une marche du palais de justice vers la préfecture et le Conseil général pour y faire un “sit-in”. La maire de Laroque-des-Albères, Maryse Armada, présenta la démission de son conseil municipal, dont Christian Soler faisait partie, considérant que la peine prononcée était démesurée. D’autres démissions de conseillers municipaux suivirent à Baho et Brouilla. Cinquante maires rédigèrent une motion remise au préfet. Des 4 coins de France des centaines de lettres affluent au comité de soutien. Le 11 octobre, 150 retraités agricoles manifestent leur soutien devant la Chambre d’agriculture. Le 16 octobre, une soirée catalane de soutien à Christian Soler réunit plus de 600 personnes autour de chanteurs et artistes catalans. Le 18 octobre, Joan Caball, président du syndicat Sud catalan “Unió de Pagesos” et président de la Chambre d’agriculture de Girona, fait un déplacement à Perpignan pour témoigner le soutien des agriculteurs Sud-catalans. Le 26 octobre, un cortège de plus de 1 200 agriculteurs, de rouge vêtus, avec une centaine de tracteurs, défilent dans les rues de Perpignan jusqu’aux fenêtres du préfet. La liste est encore longue et les forces déployées tant sur le plan social et juridique par son avocat Me Vial, semblent ne pas porter leurs fruits. Christian Soler reste toujours emprisonné…
Le salut pourrait-il venir d’une annonce syndicale inattendue ? Toujours est-il que, le 4 décembre, quelques jours avant un nouveau délibéré de la cour d’appel de Montpellier qui doit se prononcer sur le sort de Christian Soler, un communiqué de presse tombe. Évoquant de graves difficultés sur le plan économique causées par les graves inondations des 12 et 13 novembre, les principaux dirigeants du “Syndicat des Maraichers”, Sylvie Cervera, secrétaire générale et Jean-Paul Pelras, président, annoncent leur démission, qu’ils mettront à exécution le jour de la libération de Christian Soler. Cette annonce qui n’a pas réjouit les plus de 300 adhérents du syndicat, a-t-elle suffisamment pesé sur le plateau de la balance ? Le 8 décembre, par un savant décompte, la cour d’appel de Montpellier prononçait la libération de Christian Soler, le condamnant à un an d’emprisonnement dont neuf mois et 22 jours avec sursis, et à verser à chacun des trois policiers plaignants 1 500 Fr à titre de dédommagement.

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