1993 : de la prison pour freiner les revendications syndicales [par Thierry Masdéu]
Comme nous l’évoquions lors des deux dernières ”Rétro”, l’année 1992, que l’on peut qualifier d’année noire pour le monde paysan des P.-O., va marquer durablement les esprits et impacter de façon irréversible l’économie agricole du département. Avec, l’année suivante, fait inédit, l’emprisonnement d’un syndicaliste agricole.
Pour rappel, entre les aléas climatiques et les importations massives de fruits et légumes en provenance d’Espagne, d’Italie et du Maroc, le comparatif avec l’année 1991 est éloquent. À l’heure du bilan, entre intemperies et méventes, la production de 1992 affiche des baisses de volumes de – 30 % sur les salades d’hiver, – 42 % sur les tomates et – 53 % sur les légumes de saison. Les fruits ne sont pas en reste, entre les méventes et retraits pour qualité médiocre, 32 000 tonnes pour la pêche et 5 000 tonnes pour l’abricot, la recette est de – 49,4 %. Alors que les charges restent stables, le revenu brut d’exploitation accuse une baisse de
-50,6 % et le paiement du complément des indemnisations des sinistres neige et inondations n’est toujours pas soldé. Dans ce contexte, le 21 décembre 1992, veille de Noël, les esprits ne sont pas du tout à la fête. Une nouvelle action commando d’un groupe d’agriculteurs des P.-O., excédés, envoie un message fort à l’attention du gouvernement et des pouvoirs publics. Averti par un confrère de la presse radio, je me dirige en début de matinée vers le siège de la Mutualité sociale agricole, où les locaux du hall d’accueil ont essuyé les foudres du monde paysan, mécontent du non respect de l’aménagement des cotisations sociales. Saccagés et incendiés aux aurores, tout comme les bureaux, à Rivesaltes, de la “Compagnie vinicole des Rivesaltes-Bourdouill”, où des cuves de vin et d’alcool ont également été vidées. Le “La” était donné et la partition crescendo qui s’en suit n’a guère été symphonique ! Désormais, forces de l’ordre, pouvoirs publics et manifestants sont à cran… En témoigne la suite des événements de cette même matinée.
L’affrontement semble inévitable
Tout d’abord avec cette invitation forcée à manifester, que deux policiers des renseignements généraux (RG) n’ont pu décliner, face à la détermination de plus de 300 agriculteurs qui s’apprêtaient à bloquer la plateforme du marché Saint-Charles. Inquiet de ne plus avoir de leurs nouvelles et escorté d’une compagnie de gendarmes mobiles, le directeur départemental de la police nationale, Robert Folcher, interroge la tête de cortège. La réponse évasive des dirigeants syndicaux et du président de la Chambre d’agriculture, garantissant que les deux membres des RG vont bien et qu’ils ne risquent rien, n’a pas vraiment convaincu l’autorité. D’autant qu’au loin, une épaisse fumée noire s’échappe d’un véhicule Renault 5 qui est bien celui des inspecteurs. L’affrontement semble inévitable… Les manifestants se dirigent vers leur objectif. En chemin ils procèdent au déversement sur la chaussée de plusieurs palettes de tomates en provenance du Maroc, d’un semi-remorque espagnol. Les sommations des forces de l’ordre laisseront place à de puissantes détonations de grenades lacrymogènes et même, semble-t-il, offensives vu les blessures dans le dos d’un des deux manifestants blessés. Dispersés, les agriculteurs se regroupent dans l’enceinte du marché Saint-Charles et trouvent refuge à la Bourse aux primeurs. Ils réclament la venue des parlementaires pour relayer, auprès du gouvernement, leurs revendications. Vers 11 h 00, les députés Pierre Estève et Claude Barate rejoignent les manifestants et obtiennent du gouvernement la promesse du versement des aides inondations pour le 31 décembre 92 et des pertes de récoltes dûes à la neige, dès janvier 1993. La manifestation s’achèvera dans le calme, et les deux inspecteurs, raccompagnés par les députés seront autorisés à rejoindre les leurs. Mais les représailles des autorités qui vont suivre plongeront l’agriculture catalane dans une nouvelle crise, celle des batailles juridico-médiatiques, plus connue sous le nom de “l’affaire Pelras”.
Une pierre de 37,5 kilos…
Elle débute à Villeneuve-de-la-Rivière, par une descente de police au matin du 27 janvier 1993. Il est 7 h 00 et plusieurs inspecteurs du S.R.P.J. de Montpellier interpellent à son domicile Jean-Paul Pelras et, sur l’exploitation, son frère François. Tout comme d’autres personnes du village et des alentours, étrangers au milieu agricole, mais dont l’identité s’apparentait au même patronyme. D’ailleurs le lendemain après-midi, comme le relate un extrait du journal Midi libre du 3 février 93, le défunt maire agriculteur, Sauveur Solère, après avoir réuni la population sur la place du village déclara : “Il n’était pas souhaitable de s’appeler Pelras ce 27 janvier au matin, à Villeneuve-la-Rivière. Cette méthode nous rappelle de sinistres souvenirs : échangez les Peugeot contre les Tractions avant, et vos mémoires s’éveilleront !” Propos qui lui valurent aussitôt une plainte par le syndicat de la police, pour remise en cause des fondements de l’ordre républicain.
Des huit personnes interpellées et retenues pour interrogatoires dans les locaux de la CRS 58 à Perpignan, six seront, dans l’après-midi, relaxées sans poursuites. Seuls les frères Pelras, Jean-Paul le cadet et François l’ainé, retiennent l’attention des enquêteurs. La nouvelle de cette détention s’est répandue comme une trainée de poudre et dès 14 h 00 plus de 200 agriculteurs avaient déjà investi la Chambre d’agriculture, bloquant tous les accès. Se déroulent alors de longues heures d’attente et de tractations entre les responsables syndicaux, le député Henri Sicre, le sénateur René Marqués, le directeur départemental de la police nationale, Robert Folcher et le préfet, Pierre Steinmetz. Vers 22 h 00 est décidée une remise en liberté, mais sous contrôle judiciaire, de François Pelras. Quant à son frère, Jean-Paul, il sera écroué par la juge d’instruction Me Danielle Brault, accusé, en date du 21 décembre 92, d’avoir lancé à bout de bras une pierre de 37,5 kg sur le véhicule des RG, alors même que les deux inspecteurs étaient encore à l’intérieur.
Liberté en sursis
L’annonce de cette incarcération, qui durera 13 jours, fera l’objet de nombreuses manifestations et de soutien. Dans tous les villes et villages des P.-O., sur les ponts, les routes, façades, qu’elle soit sous forme de banderole, pancarte ou taguée à la peinture, la phrase “LIBÉREZ PELRAS” fleurit à tout va. Les responsables syndicaux ont du mal à contenir la colère grandissante des paysans, qui ne comprennent pas que l’on s’en prenne à un des leurs et qualifient cet emprisonnement d’intimidation et de déstabilisation syndicale pour freiner les ardeurs des revendications. La tension est à son paroxisme, seule une libération pouvant désamorcer une situation sur le point d’exploser. Finalement, le 8 février 93, à 17 h 15 Jean-Paul Pelras quitte le centre pénitentiaire de Perpignan et rejoint son frère sur le chemin d’une liberté en sursis. Les deux hommes préparent désormais leur défense devant les tribunaux. Bien que le 8 septembre, en audience correctionnelle, le procureur de la République, Louis Bartolomeï, ait placé son réquisitoire sous le signe de l’apaisement, la surprise amère du jugement rendu le 29 septembre, condamne les frères Pelras à une peine de 18 mois d’emprisonnement, dont 6 mois fermes. Le monde agricole, largement représenté aux portes du Palais de Justice de Perpignan est à nouveau en ébullition. Accusés “d’arrestation, séquestration arbitraire durant trois heures et violences volontaires commises sur agents de la force publique” la tâche de la défense s’annonce difficile pour éviter à nouveau la prison. Finalement l’épilogue de “l’affaire Pelras” se dénouera le 24 mars 1994, par la décision de la cours d’appel de Montpellier qui statuera sur 15 et 13 mois de sursis simple, à l’encontre de François et Jean-Paul.