Sans savoir qui, du virus ou du chagrin, est venu vous chercher… (Par Jean-Paul Pelras)

Vous nous avez fait découvrir le goût unique de la limonade, l’odeur des foins coupés, le temps des œufs mimosa, des 2 CV, des “quatrelles”, le crible des frondaisons au bord de ce canal ensoleillé où nous nous sommes endormis sur les cuisses dénudées d’une belle apparentée. Vous avez voyagé dans des trains de nuit où, entre la tablette et la vitre, était encore inscrit “E pericoloso sporgeirsi”. Vous y avez croisé des bonnes sœurs et des militaires en permission. Vous avez connu les petits bistrots où l’on servait, sur des tables en formica, des assiettes de charcuterie et quelques solides rasades de picton. Vous avez poussé la porte du vieux cabanon et le portillon du petit jardin. Vous avez glissé une bouillotte ou une brique sous nos édredons. Vous avez, la nuit venue, laissé, pour nous rassurer, la lumière allumée. Vous avez posé, sur nos poitrines d’enfants, des cataplasmes à la farine de lin. Ensemble, nous avons écossé les petits pois, cueilli les framboises, ramassé les pommes de terres nouvelles, enlevé le pyjama du lapin. Nous vous avons suivi à la fête votive, à l’église, chez le boucher où vous achetiez, chaque dimanche matin, le foie de génisse et “l’hecto’ de paté fin. À l’heure des pièce montées, vous nous avez fait goûter notre première blanquette alors qu’une petite course cycliste passait à l’entrée du village et que, sous les glycines, quelqu’un jouait un morceau de musette dans la rue d’à côté. Vous avez fait la fierté de notre histoire agricole, de notre industrie, vous nous avez montré le chemin si compliqué des choses que l’on dit simples, appris à lire, à écrire, à compter, à prendre notre place dans cette société…
Et puis, un jour, vous ne vous êtes plus souvenu du prénom du voisin, de celui de l’épicier, vous avez oublié de refermer le poulailler. Vous n’êtes plus retourné dans l’alcali des étables, car vous aviez peur de tomber. Vous n’avez plus fendu de bois car les épaules ne suivaient plus, car vous n’étiez plus tout à fait au monde, car le cœur ne voulait pas.

Dans les dernières nuances de votre vie…
Alors vous avez dit adieu au canari, au chien, au petit chat. Vous avez regardé une dernière fois les meubles de la salle à manger, la petite terrasse où vous avez vécu heureux, les photos sur le buffet. Et vous êtes parti où vous vous étiez pourtant juré de ne jamais aller. Là bas, loin des soupirs de la cheminée et du va et vient du balancier, vous êtes devenu quelqu’un d’autre. Entre la toilette du matin et la promenade sous les tilleuls émondés, en quelque sorte un étranger.
Enfin, dans les dernières nuances de votre vie, quelque part entre “l’irrémédiable et l’insaisissable”, vous êtes parti recroquevillé comme un moineau, un peu d’écume au bord des lèvres. Ce jour là, même si vous avez été le début de leur propre histoire, vos enfants n’ont pas pu vous dire adieu. D’ailleurs, ils se demanderont toujours ce que vous avez vu avant de refermer les yeux. Allez savoir, la lumière bleue d’une lampe de chevet, le petit réveil acheté à Paris, l’ombre nocturne d’un rosier, le dernier verre d’eau, un crucifix… ? Tout comme ils se demanderont toute leur vie, si vous saviez pourquoi ils ne venaient plus. Ils auraient tellement voulu vous dire qu’ils on essayé, qu’ils se sont approchés de votre fenêtre, qu’ils n’avaient pas le droit de rentrer, de vous voir, de vous embrasser, de vous dire qu’ils ne vous avaient pas abandonné.
Ce soir là, parce qu’il ne fallait pas perdre de temps, d’autres sont arrivés qui ont refermé la fermeture éclair. Et vous avez quitté ce monde dans les volutes d’un incinérateur. Sans avoir vu une dernier fois le visage de ceux que vous aimiez. Sans qu’ils sachent, au bout du compte, qui, derrière l’armée des nombres et des statistiques, du virus ou du chagrin, est venu vous chercher.

Jean-Paul Pelras

3 réflexions sur “Sans savoir qui, du virus ou du chagrin, est venu vous chercher… (Par Jean-Paul Pelras)

  • 22 avril 2020 à 19 h 00 min
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    je ne comprend pas que personne ne parle du scandale qui se passe sous nos yeux

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  • 13 mai 2020 à 17 h 51 min
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    Très beau texte qui, au-delà des drames intimes provoqués par le COVID, restitue toute une époque, des senteurs, des saveurs, des images qui s’éloignent.

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