Paul Vialle : « il faut que nous prêtions attention à la question qu’ils nous posent. »
Ancien chercheur, ancien président de l’Agence Française de sécurité sanitaire (AFSSA), ancien de l’INRA, Paul Vialle revient sur la « désertion » des étudiants d’AgroParisTech.
La sortie médiatique d’une poignée d’étudiants lors de la cérémonie de remise des diplômes d’AgroParisTech a fait grand bruit. Quel regard portez-vous sur cet événement très médiatisé ?
La première réflexion qui me vient à l’idée est celle d’un rapprochement. Souvenez-vous il y a quelques années de l’engouement suscité par la publication, au crépuscule de sa vie, du livre de Stéphane Hessel : Indignez-vous. Ce livre, dans lequel il invitait à l’indignation et à réagir contre les inégalités dans le monde, fut un véritable phénomène social, vendu à plus d’un million d’exemplaires dans le monde. Ensuite, je regrette quand même que ces élèves, qui sont passés par un processus de sélection exigeant, se montrent un peu faibles dans leur démonstration, ils n’ont pas vraiment fait de biblio avant de se lancer, ce qui est une faute. Ils citent ainsi le cas de l’Armoise, qui selon eux n’aurait pas été étudiée, alors qu’elle fait partie de la pharmacopée chinoise et qu’elle est, par le biais d’un de ses dérivés, l’artémisinine, à l’origine du prix Nobel attribué en 2010 à la chinoise Tu Youyou. Cela affaiblit leur propos.
Mais cela n’enlève rien au fait qu’il faut que nous prêtions attention au message, à la question qu’ils nous posent : « face aux dérèglements du monde, que faire de ma vie ? » Leur réponse est-elle la bonne ? Chacun peut en juger. Candide, lui, confronté aux malheurs du temps a pu dire : « Je sais aussi […] qu’il faut cultiver notre jardin », phrase qui a reçu des interprétations bien plus larges que celle d’un sauve-qui-peut individuel.
Ne sommes-nous pas là, finalement, au moment d’une rupture sociale, à l’instar de ce qui a pu se passer en 1968. Avec une fracture importante entre les générations ?
La comparaison avec mai 1968 est pertinente, mais on peut également faire le rapprochement avec les anarchistes de la fin du XIXe siècle qui posaient des bombes pour se faire entendre. Je crois qu’aujourd’hui, la jeune génération est très exigeante sur les questions d’écologie, tout comme elle l’est face aux métiers et aux jobs qu’on lui propose. Je ne serai pas surpris de voir cette radicalisation se développer autour de mouvements violents dans les années qui viennent.
Au-delà de cet événement, la science ne cède-t-elle pas le pas aux croyances aujourd’hui ?
Oui et il faut réellement faire la part des choses. Une croyance est une chose qu’on ne peut démontrer tout comme on serait incapable de démontrer le contraire. La science est fondée sur la méthode expérimentale chère à Claude Bernard. Le problème peut-être aujourd’hui, c’est que si un chercheur annonce qu’il est sûr de ce qu’il avance à 99 %, il aura parfois en face de lui des gens qui diront : « oui mais le 1 % qui reste efface tout le reste. »
En fait, le chercheur et le « croyant » sont sur des échelles de valeurs différentes. Ce qui est grave, c’est lorsque les porteurs de croyances avancent des faits non vérifiés pour faire valoir leurs idées. Il faut en revenir là à ce que disait Hannah Arendt : « La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie. »
N’y a-t-il pas une plus grande porosité aujourd’hui, on le voit dans les nombreuses tribunes signées par des scientifiques dans les journaux, entre croyance et sciences justement ?
Les scientifiques, comme tout le monde, ne sont pas hors-sol, ils sont aussi imprégnés des croyances de leurs milieux et ont parfois du mal à en sortir. Souvenons-nous à la fin du XIXe siècle de ces scientifiques, qui, pourtant de bonne foi, tentaient de classer les « races » humaines en fonction de la forme des crânes. Alors qu’on sait aujourd’hui qu’il y a souvent davantage de variabilité génétique entre deux personnes issues d’une même vallée qu’entre deux groupes humains vivant sur des continents différents. Cela dit, si les idées sont défendues avec des moyens honnêtes, il faut savoir les entendre.
Pourtant, quand il s’agit d’agriculture et d’alimentation, il n’y a plus guère de rationalité…
C’est vrai. Il y a beaucoup de peurs dans la société. Peur du côté des consommateurs, qui craignent pour leur santé, peur des écologues qui veulent protéger l’environnement et la biodiversité, peur du monde agricole qui craint de voir s’écrouler son modèle. Quand nous avions, au Grenelle de l’environnement, proposé de diviser la quantité de pesticides par deux, ce n’était pas un chiffre tiré d’un quelconque chapeau. C’est parce que nous savions que c’était possible en ayant beaucoup discuté avec des agriculteurs attentifs et performants. Mais nous avons échoué parce que les mesures ont été prises individuellement au niveau de chaque agriculteur et de ses parcelles dispersées au lieu de l’être collectivement en même temps sur un même territoire. Il aurait fallu gérer cela un peu comme les associations syndicales autorisées (ASA) très utilisées pour les aménagements hydrauliques : à la demande d’une large majorité, elles sont décidées sur un territoire donné, et ont un fonctionnement démocratique ; elles permettent une implication locale forte de tous les agriculteurs là où l’action nécessite une connaissance fine du territoire. Parce qu’en restant à l’échelle individuelle, les résultats ne sont pas visibles, le retour d’expérience aléatoire.
Pourtant, les choses évoluent, on le voit dans les chiffres d’utilisations de pesticides, si les volumes ne baissent pas, la nature des produits utilisés a beaucoup bougé.
Oui, les statistiques sur les volumes n’ont pas vraiment de sens, ce ne sont pas des indicateurs fiables parce qu’on mélange tous types de produits. Mais il faut faire confiance à la recherche, nous commençons à voir émerger des solutions très élégantes comme celle de cette chenille du colza qu’il est possible de maîtriser en mélangeant deux variétés. On peut aussi parler des chenilles processionnaires et des goulottes très ingénieuses ceinturant les troncs permettant de les capturer lors de leur descente… Je pense que les exemples de ce genre vont se multiplier très vite. Le travail de la science, mais aussi de l’observation et de l’ingéniosité des agriculteurs, c’est l’histoire d’une génération et les questions posées par les pesticides ne sont pas si anciennes que cela. L’agriculture est un système très complexe qui a mis des milliers d’années à atteindre le niveau de performance qui est le sien aujourd’hui.
Propos recueillis par Yann Kerveno