Mais où sont passés les médecins d’antan ? [par Jean-Marc Majeau]

Cela fait 40 ans que j’exerce ce métier. Presqu’un demi-siècle… Je me souviens de mes débuts quand je faisais ce que l’on appelait des “remplacements”. C’était dans le Conflent, une nuit de lune pleine. De garde de secteur, je restais sur le qui-vive. Le téléphone sonne. Une femme, d’une voix inquiète, m’annonce que son époux vient de faire un malaise. Je prends la mallette, le stéthoscope, le tensiomètre et la trousse d’urgence… J’arrive sur place. Je traverse la place et emprunte une ruelle. La lumière extérieure est allumée. On m’ouvre la porte. Je gravis les escaliers dans la pénombre du couloir. Allongé sur son lit, le grand-père ne respire plus… Je n’ai rien d’autre à faire que de confirmer le trépas, qui n’étonne personne. Les gens d’alors étaient habitués à reconnaître un mort ! Je prends la main de la veuve, celle des deux fils présents à ses côtés. Je peine à trouver les mots de réconfort. Puis débute le rituel post mortem initial, consistant à fermer les yeux du défunt, à donner un coup de peigne et à maintenir la mâchoire fermée à l’aide d’un linge. Je n’ose pas partir… Je m’entends proposer mon aide pour vêtir le défunt.. Après quelques minutes, quelqu’un entre dans la pièce. C’est un voisin, prévenu par le fils, qui adresse ses condoléances à la famille, mais aussi à moi qui suis resté dans la pièce. Ensuite on a descendu l’étage et on m’a invité à prendre un café sur la table du bas. Et on m’a remercié d’avoir été là. Je n’ai osé rien dire. J’ai repris mon véhicule et suis retourné me coucher. La nuit suivante, ce fût une crise d’asthme qui me fit quitter mon lit, puis, dans la soirée, une convulsion d’un enfant fébrile.

Enfin, pour clore la semaine, un accouchement dans une ferme de la montagne proche. J’étais jeune et je n’avais jamais vu naitre un bébé. Sauf dans les livres. Mais tout s’est bien passé. Et pour cause : je n’ai rien fait ! La grand-mère et la tante étaient là, auprès d’une matrone, dont on sentait qu’elle n’en était pas à son premier enfantement. Tout avait été minutieusement préparé : l’eau chaude, les linges et le berceau. Je n’eus qu’à fournir les gants, les clamps et les ciseaux stériles. Ce n’est même pas moi qui ai coupé le cordon, que la maïeuticienne a ensuite frotté sur la tête du nouveau-né pour lui souhaiter une longue vie. On m’a demandé si j’aimais le prénom… Je n’ai pas su leur dire que je le trouvais affreux ! Je suis retourné à la consultation ou d’autres attendaient.

Le “metge”…

Voilà donc, résumée, l’existence “normale” des anciens médecins de campagne. J’ignore si leur métier consistait à sauver des gens. Je sais par contre qu’il leur permettait de les accompagner : d’être là ! Le médecin “de famille”, plus que tous les autres, était présent. Nuit et jour, sans dimanche ni jour férié. C’est ce que l’on appelait “un sacerdoce”. Seuls les “vieux” s’en souviennent. Il y avait alors un respect mutuel. Une espèce de familiarité. Le toubib faisait réellement partie de la famille. Il était le “metge”. J’ai, quant à moi, choisi une voie plus réduite, que d’aucuns pourraient qualifier de plus “noble” : celle de devenir “spécialiste”. Mais je n’ai pas renié ces expériences initiatiques. Parce qu’au-delà de la qualification scientifique, la seule chose qui reste, immuable et inestimable, c’est cette relation qui peut se nouer entre un médecin et un patient. Ce que l’on appelait le “colloque singulier”. Cet espace où l’on peut tout entendre et tout dire sous le sceau du secret. Cette parenthèse où l’on annonce les bonnes et les mauvaises nouvelles. J’ignore si j’ai sauvé des vies. En tous cas, pas celle du grand-père de mes premières gardes de nuit ! Par contre, je pense avoir accompagné certains, dans la douleur, dans l’inquiétude, dans l’incertitude et même, dans les derniers instants, dans l’acceptation de l’inévitable.

On me dit qu’aujourd’hui, le métier de soignant est différent. Qu’on ne peut plus donner la vie un matin et constater une mort le soir suivant. On doit se contenter de s’enfermer dans les consignes que l’on nous impose et le cercle étroit dans lequel on nous maintient. J’entends mes confrères réclamer plus de reconnaissance. Je crois que cette estime se gagne. Elle ne s’accorde pas. Et ne s’achète pas non plus. Je les observe, s’éloignant des humains et se laissant aspirer dans les tâches administratives. Il est possible qu’ils aient raison de le faire. Je pense que s’ils s’écartent de la mission première qui consiste à mettre des mots sur les maux et d’être celui qui va aider à accepter l’inacceptable, ils perdront beaucoup. Aujourd’hui il semble que ce désir soit devenu anachronique !

2 réflexions sur “Mais où sont passés les médecins d’antan ? [par Jean-Marc Majeau]

  • 6 janvier 2023 à 8 h 42 min
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    Excellente analyse de la vie d’un médecin de campagne d’il y a X .années . On se croirait dans une autre vie tant les rapports médecin et patients ont changés, je ne dis pas évolués.
    Dr Majeau vous êtes le digne fils de votre père, médecin pour qui j’ai une immense considération, vous savez pourquoi !

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  • 12 janvier 2023 à 14 h 57 min
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    Si les médecins ont changés les patients aussi… Aujourd’hui les gens sont dans l’individualité du chacun pour soi et tout est urgence et priorité (le grain de beauté qui a grossi depuis 4 mois ou le certificat de sport pour la course du week-end).
    Loin sont les réels patients qui se déplacent pour quelque chose de sérieux , les médecins ont des journées à rallonge avec la moitié des patients qui sont là pour de la bobologie.
    Le médecin devrait faire du 24h/24 pour des renouvellements d ordonnance ou des bons de transports demandé à la dernière minute?
    Il faudrait rééduquer les gens, dans une société du “tout ,tout de suite ” …

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