Lettre à Edgard Morin, philosophe, à propos de l’agriculture [par Jean-Paul Pelras]

Monsieur, pour nous diriger un peu vers le métier, j’emprunterai à l’ami Jean Carrière (Goncourt 72 pour “L’épervier de Maheux”) cette réflexion qu’il me confia en 2005, avant de s’éloigner pour trop longtemps de l’autre côté du chronomètre : “Il vaut mieux marcher seul avec une pensée personnelle qu’on ne le ferait en compagnie de millions d’individus et une pensée unique”.

Lorsque vous déclarez, comme vous venez de le faire sur twitter : “Il est urgent de sortir de l’impasse de l’agriculture pétrochimique. Réinventons le métier de paysan, organisons la « révolution verte » de l’agro-écologie. Il est urgent que la Terre redevienne notre « patrie commune »”, vous empruntez aux guérets et autres layons politiquement corrects du moment. Et vous rejoignez, sans connaître de l’outil agricole ni l’usage, ni le prix, ceux qui jettent le discrédit sur le monde paysan. Ce monde paysan qui est probablement trop bien éduqué pour s’occuper des affaires des autres et qui, de toute évidence, a très bien su gérer les siennes puisqu’il est encore capable de nourrir l’humanité, du moins avant que le dogme environnementaliste ne vienne s’en mêler.

Entre les “marchands de raisonnement” auxquels, j’en conviens, nous appartenons l’un et l’autre et les agriculteurs, il existe une nuance à ne jamais sous-estimer : le rôle nourricier. Proposer une “révolution verte” et évoquer “l’impasse de la pétrochimie” sans jamais avoir été confronté au quotidien et aux vicissitudes du métier relève d’une certaine malhonnêteté. Savez-vous, monsieur Morin, ce qu’il en coûte de perdre une ou plusieurs récoltes ? Savez-vous ce que deviendra l’agriculture française lorsqu’elle ne pourra plus lutter contre les maladies, les plantes invasives, les insectes ravageurs ? Et bien elle cèdera définitivement sa place à quelques concurrents beaucoup moins vertueux qui viennent déjà usurper nos marchés traditionnels avec des marchandises importées de pays où l’agroécologie n’est ni promue par les philosophes, ni opportunément imposée sur les ondes et les plateaux télé par quelques artistes de variétés. Je vous croyais, à ce propos, équipé d’une “pensée personnelle” capable d’objectiver et de mesurer la portée de vos déclarations. Oui, je vous croyais capable de discernement, car lorsque vous dites “réinventons le métier de paysan”, vous n’êtes pas forcément qualifié pour vous aventurer sur ces arpents-là. Quand, pour pouvoir parler d’un métier en toute légitimité, il faut savoir le faire sans que les coutures ne se voient.

Dans un second tweet, vous affirmez : “La Terre a perdu, en 30 ans, 1/3 de ses terres arables. Ce désastre préfigure des tragédies pour les peuples qui n’auront pas su vivre en harmonie avec leur sol. Partout, de l’Ukraine à la Californie, du Mexique à la Chine, la terre disparaît avec ses derniers paysans.” Comment ne pas vous conseiller, à ce moment-là, de consulter les chiffres de la FAO. Lesquels nous apprennent que le volume des terres arables est passé entre 1991 et 2021 de 1 369 à 1 396 milliards d’hectares. Alors que, dans le même temps, la population mondiale évoluait de 5,33 milliards à 7,9 milliards d’individus.

Vous devriez, à ce titre, plutôt que de suivre aveuglement la “pensée unique” de ceux qui savent forcément ce qui est bien pour nous sans toujours savoir ce qui est bien pour eux, vous demander comment les agriculteurs sont parvenus à maintenir qualitativement et quantitativement leur potentiel de production. Pensez-vous que pour relever un tel défi, les paysans n’ont pas su vivre en “harmonie avec leur sol” et trouver les solutions techniques qui leur ont permis de lutter contre les prédations et les éléments ?
Pour y parvenir, ils n’ont fait appel à aucun philosophe. Peut-être car ils n’en avaient pas envie, peut-être car ils n’en avaient pas le temps. Ils se sont contentés, 365 jours par an, de maintenir leur compétitivité en réduisant les intrants, en adaptant l’outil, en préservant le patrimoine qui leur fut transmis. Un challenge malmené ces temps-ci par quelques activistes, enfants gâtés d’un système, qui préfèrent aux évidences du bon sens les incohérences d’un monde déconstruit. Vos déclarations, compte tenu de l’aura dont vous disposez, doivent donc, à mon sens, être reconsidérées. Car, anxiogènes, elles cautionnent cette stigmatisation qui menace le potentiel agricole et, de surcroît, l’autonomie alimentaire de l’humanité.

Selon les Nations Unies, la population mondiale pourrait atteindre 9,1 milliards de personnes en 2050. 9,1 milliards de personnes à qui il faudra garantir une nutrition. Non pas avec des mots, mais avec des hommes, avec des machines, avec des éléments de progrès techniques, mécaniques, chimiques (tout comme dans le domaine pharmaceutique finalement) qui permettront de sécuriser les besoins. Afin de limiter les famines, les déplacements de populations et les mouvements brusques du destin.

Bien respectueusement.

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