Les « gros mots » de Jean-Paul Pelras : “Descendance et surveillance”

Avec le Salon International de l’Agriculture qui s’est tenu Porte de Versailles fin février, nous avons pu vérifier toute l’affection et même la compassion que les politiques éprouvaient à l’égard des paysans français. De quoi justifier, profitant du prisme offert par cet événement, la décontraction vestimentaire et les manches retroussées d’un président tutoyant « nos » agriculteurs, un peu comme s’ils nous appartenaient.  A moins qu’il ne s’agisse d’une posture stratégique, car si « nos» paysans, ne sont plus que 400 000 environ à voter et à représenter proportionnellement moins de 1% des suffrages, ils sont incontournables puisque garants d’une « souveraineté alimentaire » désormais politiquement sanctifiée.

Qui s’en plaindra ? Pas grand monde à part peut-être les agriculteurs eux-mêmes, qui observent avec un certain détachement, voire agacement, ces circonvolutions où il est question de leurs modus vivendi et operandi dans un déballage d’opinions, de surcroît souvent formulé à l’avenant depuis Paris. Le curriculum vitae idéal pour le politicien, qu’il soit vieux briscard ou « nouvellet » étant désormais celui où figure la mention « Fils ou fille de paysans et autres apparentés ». Nous en déduirons que la profession, à défaut de pouvoir faire l’élection, est censée susciter une certaine considération.

Arrivent ensuite les médias qui font désormais presque toujours suivre la paire de bottes avec la caméra.  Plus un jour en effet, plus un reportage, plus un journal télévisé sans que le monde agricole soit évoqué, commenté, jugé, jaugé, épié. « Un peu ça va ! » lançait la semaine dernière un éleveur au comptoir d’un bistrot nord aveyronnais en écoutant un énième commentaire sur l’interdiction faite aux agriculteurs d’élaguer les haies, immédiatement suivi d’une émission concernant le pouvoir d’achat corrélé au prix du lait. Et l’homme de rajouter : « Toujours à parler de ce métier qu’ils ne connaissent pas. Quelle autre profession supporterait ça ? » Et cette petite voix qui monte de la table d’à côté :  « C’est normal, il faut quand même surveiller un peu ceux qui passent leur temps à nous empoisonner ». Évidemment, encore une fois, le ton est très vite monté. « Au toubib, quand la douleur s’en va, tu lui dis qu’il aurait mieux fait de te laisser crever au lieu de te prescrire le produit chimique qui a permis de te soigner … ? »

Il faut, à ce propos, tendre l’oreille dans nos campagnes pour prendre la mesure de la lassitude que suscite cette surveillance quasi continue d’une profession en particulier. Avec un régiment d’experts autoproclamés qui défilent dans les studios radiophoniques ou sur les plateaux télés pour évoquer les subtilités du métier sans jamais y avoir été confrontés. « Ah, parce qu’en plus ils savent ce que c’est qu’une bêche, ils ont déjà attelé un outil, passé des nuits sur un tracteur, nettoyé la merde dans les étables, soigné une vache, sulfaté vignes et vergers pour combattre les maladies … ? » C’est ce que lance l’éleveur, le vigneron ou le maraîcher, le soir après le travail, en se lavant les mains dans l’arrière cuisine avant d’aller dîner, un regard furtivement lancé sur le « poste » posé près du meuble où s’empilent les factures à acquitter.

Deux mondes totalement différents, voire incompatibles, qui n’ont ni le même rythme, ni les mêmes contraintes, qui évoluent dans des dimensions temporelles et spatiales souvent contradictoires ou opposées. Quel point commun y a-t-il entre ces journalistes, acteurs, scientifiques souvent autoproclamés ou politiciens préposés aux doléances champêtres et l’agriculteur éclaircissant des nectarines dans le sud de la France ou l’éleveur en train d’ensiler dans l’Allier ? Aucun, les seconds, de surcroît, ne s’occupant jamais du métier des premiers.

Ou comment, depuis quelques lointains polypiers urbains hyper-pollués, les prescripteurs du moment, qui passent d’un taxi a l’autre avant la séance de maquillage et le prime time où ils sont « légitimement » invités, viennent juger ceux qui, bien loin de là dans nos campagnes, produisent de quoi les nourrir trois fois par jour et à longueur d’année.

Un peu comme si la parabole de la paille et de la poutre était plus que jamais d’actualité, avec cette part consubstantielle de mauvaise foi qui finit toujours par l’emporter dans les cercles autorisés, ceux dont l’indice d’audience fait souvent autorité. A tel point que, lorsqu’une émission sur l’agriculture est programmée, les premiers intéressés préfèrent souvent ne pas regarder, car lassés par une propagande qui les dénigre, les accuse de tous les maux ou les fait passer pour des demeurés incapables de trouver l’âme sœur ailleurs qu’au bal du village ou dans les annonces du Chasseur français.

Le paysan n’est pas cet individu rustique que l’on croise dès qu’adviennent les vacances d’été, que l’on peut se procurer au rayon des curiosités folkloriques, que l’on croit insuffisamment qualifié pour exprimer ses propres opinions. Il vit sur ces arpents dont bien souvent la civilisation nous a frustrés. Dans sa préface sur Les rebelles, Jean-Pierre Chabrol écrivait citant Mac Orlan : « Il reste ici des familles qui n’ont même pas traversé la rue en 400 ans. Ce n’est pas de la noblesse ça ? La noblesse paysanne, celle qui vaut bien l’autre ! » A méditer …

 

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