Avant de partir… (Triptyque, deuxième volet) Par Jean-Paul Pelras

Se souvenir de Baptiste (et de la déprise rurale).

C’était en 2018, un peu avant la réunion organisée à Corneilla de Conflent par le Journal L’Agri pour dénoncer l’abandon du haut pays (et non de l’arrière-pays). L’édito intitulé “Baptiste” avait été peu apprécié par certains élus. La directrice de cabinet d’une collectivité territoriale, probablement très éloignée financièrement et socialement de nos préoccupations champêtres, m’avait même traité de “démago”. Qu’en est-il cinq ans plus tard ?

Je viens d’apprendre que, sur le canton d’Olette, il n’y avait plus de médecin, que la pharmacie avait ou allait fermer, que dans notre petit village où elle a toujours vécu, ma belle-mère, bientôt âgée de 92 ans, ne savait plus à qui s’adresser pour faire “marquer les remèdes”. Que, finalement, tout ce qui était écrit dans ce texte est, n’en déplaise à la directrice de cabinet, plus que jamais d’actualité. Et dans le même temps, j’apprends que le plus important désormais, c’est de bien savoir trier et composter ses déchets…

Nous l’appellerons donc encore Baptiste. Nous lui donnerons cette fois-ci 45 ans. Il vit toujours dans ce petit village du haut pays où l’on ne compte plus que 4 feux contre plus de 50 au lendemain de la Seconde guerre mondiale. Pour arriver jusqu’ici, il faut bien sûr emprunter le réseau dit “secondaire”. Celui qui monte jusqu’à cette nécessité inexplicable qui fait le quotidien de cet agriculteur.
Ce matin-là, les emmerdements ont (re)commencé à cause de la bétaillère, ou plutôt à cause de la carte grise qu’il fallait refaire en utilisant, dématérialisation oblige, internet pour obtenir ce genre de document. Impossible, pas de réseau. Baptiste remet au lendemain en posant ce dossier sur ceux qui s’empilent au bout de la toile cirée entre la corbeille à fruits et les lunettes du père.

Le père, justement, qui tousse à nouveau depuis une semaine, qui a de la fièvre et qui ne s’est même pas levé ce matin-là, non plus pour faire sortir le chien, mais pour se transporter du lit au petit canapé. Baptiste appelle le médecin, le seul qui exerce sur le canton, à 30 kilomètres de là. Rien, pas de téléphone, ni fixe, ni portable. Il apprendra un peu plus tard que le cabinet est définitivement fermé. Dehors, le temps menace, la météo porte de la neige pour ce soir. Alors le père se résout à monter dans la voiture…
L’église, le monument aux morts avec une vingtaine de noms serrés les uns contre les autres, l’école qui a fermé en 62, le bistrot qui n’ouvre même plus le dimanche matin pour la partie de cartes. Il regarde défiler son temps et il sait, en posant ses grosses mains rouges sur ses genoux, qu’il va devoir lâcher prise. Il sait qu’elles se refermeront bientôt sur un drap d’hôpital. Ce qu’il n’avait pas imaginé, c’est qu’il allait laisser derrière lui, non pas une histoire, mais une illusion.

Entre l’irrémédiable et l’insaisissable

Au bout de 5 ou 6 kilomètres, à cause de la pluie, d’un cerf ou des sangliers, un morceau de montagne est descendu sur la route. Il faut faire demi-tour et emprunter cette traverse qui rallonge d’une bonne demi-heure. Un peu avant midi, le père est accueilli aux urgences d’une clinique de sous-préfecture. Baptiste tente de le rassurer avec des mots qui les gardent l’un et l’autre à bonne distance des certitudes. Des mots qu’il va chercher entre l’irrémédiable et l’insaisissable en promettant de revenir avant la nuit.
Et puis, dans la salle d’attente, il parle un peu avec d’autres patients. Quelques connaissances lui disent que le centre de radiologie de Prades, pourtant fief d’un ancien Premier ministre reconverti dans le transport lutécien, est fermé. Qu’il faut passer par les urgences, descendre à l’hôpital de Perpignan ou monter à celui de Puigcerdá…

Il apprend aussi que la construction de 35 000 logements supplémentaires est prévue dans
les Pyrénées-Orientales. Le second département le plus pauvre de France, parait-il. “Mais comment ça va se passer pour soigner tous ces gens ? Plus de 100 000 nouveaux habitants. Et on nous dit qu’il faut rationner l’eau, qu’il n’y en aura bientôt plus pour arroser les champs…”
En milieu d’après-midi, Baptiste remonte au hameau. Le feu est éteint, il regarde les papiers, les lunettes du père restées sur la toile cirée, la photo posée sur le buffet à côté du calendrier des Postes. Cette photo prise l’été où il sortit avec Marion. Marion qui est restée trois ans et qui est repartie parce que c’était trop compliqué.
Six heures du soir, il faut ouvrir le chemin à la pelle, chainer et, comme promis, redescendre à la clinique. Le père reviendra pour quelques jours ou pour quelques mois. Et puis Baptiste attendra qu’il s’en aille pour trop longtemps avant de partir à son tour. Avant de refermer définitivement cette porte sur le silence d’une montagne que tant de générations avant lui ont su comprendre et apprivoiser. Cette montagne que les politiques croient connaître en fredonnant, au moment de couper le ruban et en s’exonérant de toutes responsabilités, une chanson de Jean Ferrat.

Quelque part dans ce “haut pays” où, quand les berlines officielles sont reparties, les habitants (cette sous-population) savent bien qu’ils devront encore se contenter longtemps de ce qu’ils n’ont pas, de ce qu’ils n’ont plus, de ce qu’on leur a promis, de ce qui ressemble à l’affront, de ce qui ressemble à l’oubli, “là-bas”, entre deux tourbillons de feuilles, dans ce que les visiteurs d’un jour ou de quelques heures appellent “l’arrière-pays”.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *