Agriculture et société : les biais idéologiques [par yann Kerveno]

Politologue, Eddy Fougier travaille depuis longtemps sur les mouvements contestataires. En mars 2020, il avait répondu aux questions de l’Agri à propos de “l’agribashing”. Cet été, il publie une note de son Observatoire du positif pour dépasser une foule de clivages handicapants.

Pourquoi revenir sur ce sujet aujourd’hui ?
Cette réflexion prend place dans un cadre plus large né de la Covid et qui se matérialise par la création de L’Observatoire du positif. Pendant la crise, je me suis rendu compte que nous étions très exposés à des messages et des informations angoissantes, j’ai donc décidé de prendre le contre-pied de tout cela en proposant, par mes réseaux sociaux, des informations positives. L’aventure s’est poursuivie au printemps dernier par la mise en ligne du site où je publie des analyses plus complètes.

Quel regard portez-vous justement sur le flot d’informations angoissantes qui concerne l’agriculture ?
J’essaye de faire le pont entre la société et l’agriculture et de faire comprendre à chacun des camps que la perception qu’il a de l’autre est généralement assez biaisée. Pour résumer, les agriculteurs se plaignent que la société ne connaît rien à l’agriculture et de l’autre, on se rend aussi compte que la conception que les agriculteurs ont de la société ne correspond pas à la réalité. Elle n’est pas composée de 70 % d’écolos ou de 70 % de vegans ! Il y a beaucoup d’incompréhensions et de caricatures des deux côtés, j’ai donc posé une sorte de méthode pour que chacun y voit plus clair, pour que chacun fasse un pas et ainsi mettre en avant une approche débarrassée des biais et de l’idéologie. Il faut aussi remettre de la complexité dans les approches, comprendre qu’il peut aussi y avoir de la peur, des intérêts économiques, cela vaut, par exemple pour la 5G, bien au-delà d’un simple rejet du matérialisme ou de la science.

Comment faire “bouger les lignes” ?
Il est impératif de faire prendre conscience de ces biais idéologiques, de confirmation ou alternatifs. Par exemple, on voit bien, dans les médias, qu’un agriculteur lambda, en conventionnel, n’intéressera pas, alors que les caméras vont se tourner, presque spontanément, vers le cadre quarantenaire qui a quitté la ville pour s’installer en production bio… Cela existe, mais ce n’est pas représentatif de ce qu’est l’agriculture d’aujourd’hui. Il faut aussi parvenir à sortir de la vision binaire du bien et du mal qui est grandement renforcée en cas de crise. Il est primordial de sortir de ces oppositions, de cette hystérie du clash télévisuel, circuit long contre circuit court, bio et conventionnel, élevage pas élevage…

Une fois qu’on a posé ces constats et qu’on sait que les biais du monde agricole à l’endroit de la société sont tout aussi puissants et binaires, comment faire ?
J’ai deux grands chevaux de bataille ! Le premier, c’est de refuser de ne voir que le côté négatif des choses et prendre en compte les évolutions positives. Si l’on veut résoudre un problème, il faut forcément s’appuyer sur ce qui est positif. La deuxième chose, je l’ai déjà dit, c’est remettre de la complexité, même sur des sujets très délicats comme les pesticides par exemple. Vous me direz que ça revient à lutter contre l’air du temps, certes, mais je considère que c’est vital. Parce que les solutions sont toujours des hybrides de quelque chose. Ensuite, il y a l’idée du couple haine/respect de soi. Regardons ensemble. Les constats, l’influence du capitalisme financier, la pollution, le changement du climat, correspondent à la réalité. Mais est-il nécessaire de faire tabula rasa au bout de ces constats, de renverser tout ce qui a été fait jusqu’à présent ? Je ne suis pas persuadé qu’on puisse construire un avenir positif si on part du principe qu’il faut rejeter tout ce qui a été fait avant.

Et du côté des agriculteurs ?
Il faudrait qu’ils ne se sentent pas touchés par la critique parce que sinon, ils finissent par ne voir que cela et en réagissant, ou en surréagissant, ils participent à accroître l’importance et l’audience de ceux qui diffusent ces critiques, les ONG par exemple. Et qu’ils passeront leur temps à répondre aux attaques en passant à côté de l’essentiel. C’est aussi ce que j’avais expliqué dans mon rapport sur l’agribashing, il est important de ne pas en faire un élément de victimisation. Il faut tenir compte des critiques mais s’adresser à l’ensemble des citoyens plutôt que de répondre point par point.

Pourquoi ?
Parce que si les messages critiques sont nombreux, les citoyens, eux, continuent d’apprécier les agriculteurs, leur font confiance, on le voit tous les ans au salon de l’agriculture, au succès des films qui racontent des histoires d’agriculteurs… Il faut arrêter aussi de regarder les reportages à charge qui tournent en boucle, c’est masochiste de s’infliger de tels visionnages. Les agriculteurs, aujourd’hui, prennent conscience de tout cela, de cette nécessité qu’ils ont de parler aux citoyens. Mais ils savent aussi que cela a un coût, parce qu’à chaque fois, on risque de prendre des coups. Alors c’est vrai, c’est plus facile et tentant de laisser s’exprimer les syndicats ou les agriculteurs stars de Youtube, mais pourtant, je suis persuadé que l’essentiel du travail se fait lors des journées portes ouvertes sur les fermes. Mon idée n’est pas de dire “que tout va bien, on ne change rien et on montre du doigt les vilains écolos.” Non, tout ne va pas bien, il y a des enjeux importants des choses à faire évoluer, des critiques à entendre tout en montrant ce qui est fait au quotidien, par les agriculteurs…

Vous trouverez ma question peu positive, mais n’est-ce pas vain ?
Les débats que nous avons en France autour de l’agriculture sont insoutenables, moralement, par rapport à ce qui se passe dans le monde, je veux parler de la guerre en Ukraine, au Yemen… Ici, on a politisé les questions agricoles comme on a politisé le changement climatique aux États-Unis. Or ce sont des sujets graves qui n’ont pas le luxe de se permettre d’être la proie d’idéologie. Et nous devons être capables de trouver des éléments de consensus sur les enjeux climatiques, la nécessité de nourrir la population et le modèle économique qui peut supporter la production et les territoires.

https://www.obsdupositif.org/

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