1999 : l’affaire Soler – première partie [par Thierry Masdéu]
Après “l’affaire Pelras” qui, en 1993, marqua les esprits par l’emprisonnement d’un syndicaliste agricole (voir l’Agri Nº 3729 du 30-07-2020), l’année 1999 remit le couvert avec “l’affaire Soler”.
Il faut remarquer que l’année qui précéda l’arrestation de Jean-Paul Pelras, tout comme l’année 1999, avec ses aléas climatiques et la continuelle et fulgurante montée en puissance des importations de fruits et légumes d’Espagne, d’Italie, du Maroc et même de la Belgique pour la salade ou de la Hollande pour le concombre, ont conduit l’ensemble des syndicats à perpetrer de multiples actions. Pas systématiquement tous unis sous une même bannière, mais plus de 40 manifestations au compteur, des plus traditionnelles, avec de grosses livraisons d’invendus à qui de droit, aux plus inattendues, ont émaillé cette année là… Comme l’innovante protestation par une plainte déposée le 27 avril contre Météo France, pour absence de prévision d’orage de grêle, qui détruisit 5 000 ha de vignes et 1 500 ha de vergers. Ou encore, concernant la sempiternelle crise du marché de la tomate, l’action tactique mais sensible du 12 mars à l’encontre de la Direction départementale de l’agriculture (DDA), qui poussa le jeune “Syndicat des Maraîchers” et son président Jean-Paul Pelras, à apostropher le directeur, Guy Bringuier, sur l’inefficacité de cette administration et de la classe politique à gérer et défendre les intérêts de l’agriculture nord catalane.
Divisions syndicales
En tout état de cause, le bilan de l’année 1999 s’annonçait catastrophique et, en date du 18 août, lors d’une conférence de presse commune avec le ”CDJA 66”, le “Syndicat des Maraîchers” annonçait déjà, pour la campagne 99, une perte de 120 millions de francs pour les six principaux légumes des P.-O. Quant à Rémy Pascot, président du tout nouveau syndicat en cours de constitution “Le Syndicat des Producteurs de Fruits”, il complétait les chiffres, annonçant pour les fruits une perte de 237 millions de francs. Pour sa part, Michel Benassis, président de la FDSEA des P.-O. présentait à son tour le 21 septembre à la presse et pour la même campagne 99, une perte globale concernant les fruits et légumes à 242 millions de Fr. Une différence de 115 millions de Fr !
Batailles de chiffres ? Pourquoi ?
Toujours est-il que les désunions syndicales, fratricides, n’ont jamais vraiment servi l’agriculture locale, faisant par ricochet les choux gras des stratégies et enjeux géopolitiques de Bruxelles. Les tensions à peine dissimulées entre les jeunes entités syndicalistes et leurs ainés ont aussi semé la confusion auprès de la classe politique locale, et notamment auprès du défunt chef de file du département, député PS et président du Conseil général, Christian Bourquin. Ce dernier se refusait à maintes reprises de recevoir les jeunes syndicalistes pour pallier à la crise, ne reconnaissant pas leur représentativité (pourtant majoritaire en maraîchage et arboriculture) et désapprouvant leurs styles de contestations, préférant, pour l’image, une distribution avec le sourire de fruits aux touristes, plutôt que les déversements intempestifs sur l’espace public.
“Le jus de pêche tache les trottoirs…”
Point de vue également partagé par les pouvoir publics, comme le fit remarquer, à plusieurs reprises durant l’été 99, le préfet des P.-O., Pierre Dartout, en s’adressant régulièrement aux responsables syndicaux : “… Le jus de pêche tache les trottoirs, les touristes se plaignent de ne plus pouvoir circuler et la fumée des pneus masque un peu trop souvent le soleil…” Mauvaises interprétations ou incompréhension du réel malaise ? Absence de compassion indolente ou calculée, envers ces cris désespérés d’une agriculture locale en déclin ?
La voie de l’impasse ainsi construite, ne pouvait finir que dans le mur… Elle a pour nom “L’affaire Soler”. Le 29 septembre au matin, la presse est convoquée dès 8 h 00 devant le bar restaurant “Des Primeurs” sur la zone du marché de production. Pour éviter des fuites vers le service des Renseignements généraux, l’action à venir étant tenue au secret jusqu’au dernier moment. Je me rends avec mes confrères de France2, France3 et de TF1/LCI sur zone. Répondant à la convocation du “Syndicat des Maraîchers”, du “Syndicat des Producteurs de Fruits“ et du “CDJA 66” près de 200 agriculteurs, sans cargaison apparente, attendent les consignes sur l’itinéraire et lieu exact de la manifestation. La “FDSEA des P.-O.” n’a pas rejoint le mouvement. L’objectif de cette énième protestation : obtenir des précisions sur l’enveloppe d’État qui serait attribuée aux paysans des P.-O. concernant les mesures de compensations annoncées à hauteur de 240 millions de Fr. Déclarations prononcées quelques jours auparavant par le ministre de l’Agriculture, Jean Glavany, et du Premier ministre, Lionel Jospin, pour l’ensemble des départements producteurs de fruits et légumes. L’enveloppe à elle seule ne représentant que l’hypothèse basse des pertes estimées sur les P.-O. et avec la surprise récente du prêt à taux zéro qui ne serait pas reconduit pour les exploitations agricoles, le menu de cette nouvelle manifestation s’annonçait à nouveau bien chargé, voire indigeste…
Mégaphone en main, Jean-Paul Pelras annonce la couleur : “Vous vous regroupez dans les voitures et vous foncez vers la Chambre d’agriculture, voilà, vous pouvez y aller !” 9 h 00 n’a pas encore sonné et, en ce mercredi 29 septembre, j’étais loin d’imaginer que ma journée allait se prolonger jusqu’aux aurores du lendemain… Un quart d’heure plus tard, l’ensemble des manifestants se présente à l’entrée de l’institution agricole et investit, du 1er au 3e étage, les locaux de la DDA. Les responsables syndicaux demandent aux deux cadres présents de ce service décentralisé de l’État de rester et de congédier l’ensemble du personnel.
Réquisition ou séquestration… ?
Le successeur du directeur Guy Bringuier, n’étant pas encore nommé, c’est donc part l’intermédiaire de messieurs Denéchaud, Pestour et Moliner (qui a décliné l’invitation au congés) que transiteront réunions et pourparlers entre les membres des syndicats agricoles, la préfecture et le ministère de l’Agriculture. La présence de la presse n’étant pas souhaitée par les fonctionnaires de la DDA, une première réunion à huis clos débute vers 9 h 30 avec la délégation syndicale. Entre attentes et réunions, la journée s’égraine et l’impatience des manifestants grandit. Vers 17 h 30 une nouvelle contrariante arrive de Paris. Les P.-O. ne recevraient que 20 à 30 millions de Fr en compensation de l’enveloppe globale et une réunion au ministère pour en débattre est fixée au 21 octobre. Aussitôt, la délégation syndicale réunit les agriculteurs devant le perron de la Maison de l’Agriculture pour leur faire part de la réponse du ministère et de leur mécontentement : “Il y a actuellement dans ce pays des effets d’annonces qui sont inacceptables !” tempête Jean-Paul Pelras. “Le ministère en permanence annonce à l’opinion publique que les paysans touchent de l’argent. Les effets d’annonces du ministère, c’est de la démagogie ! Les paysans dans ce département ne toucheront pratiquement rien ! Alors monsieur Jospin et monsieur Glavany, vous revoyez la copie, nous on reste là ce soir, et les 3 personnes de la DDA ne sortiront pas de là !”. Rémy Pascot renchérit “On nous a demandé de chiffrer, on l’a fait, et aujourd’hui on est très loin des comptes ! Comme dit Jean-Paul, il faut revoir cette copie, le plus rapidement possible sera le mieux. Le 21 octobre, c’est trop loin pour nous. On ne veut plus attendre. Et que les gens responsables prennent leurs responsabilités et passent aux actes”. Et Dominique Durand, président des JA, de compléter : “Cet été, l’État était largement informé qu’il y allait y avoir une crise en pêches et en légumes ! Il a cautionné la grande distribution et n’a rien fait contre. J’estime qu’aujourd’hui, il doit prendre ses responsabilités et il faut savoir que pour la région méditerranée les pertes sont chiffrées à 1,5 milliards de Fr ! Nous resterons ici tant que nous n’obtiendrons pas ce que nous voulons !” S’engage alors une nouvelle discussion entre la délégation syndicale et les 3 représentants de la DDA qui apprennent leur “réquisitions” pour la soirée. Ils sont priés d’insister auprès de Matignon ou du ministère de l’Agriculture pour qu’un nouveau chiffrage soit communiqué dans la nuit.
“Réquisitions” ou “séquestrations” ? Les dés sont jetés, un nouvel échelon dans le bras de fer qui oppose les paysans aux pouvoirs publics vient d’être franchi. À suivre…