Libre ! (Par Jean-Paul Pelras)
En 1969, alors que Robert Manuel donnait la réplique à Jacques Brel dans Don Quichotte, celui qui interprétait Sancho Panza dit, à propos du héros de Cervantes joué par l’auteur de « Ne me quitte pas » : « Il meurt trop bien ». Et bien, voyez-vous chers lecteurs, le journal L’Agri, lui aussi, meurt trop bien. Mais il meurt quand même, emporté, entre l’irrémédiable et l’insaisissable, par une forme d’indifférence que le contexte et la conjoncture ont (peut-être) suscité.
Au bout de 80 ans d’existence et presque 4 000 numéros, L’Agri, à moins d’un miracle, devrait donc, prochainement, migrer vers d’autres horizons, souhaitons-le vivement, toujours connectés à notre ruralité. Oui, L’Agri va s’éloigner. Peut-être car, de 2011 à 2023, il était un peu trop devenu « Le journal qui le dit » ! Celui qui ne passait pas son temps à cirer les pompes de quelques obédiences frappées par la sénescence des institutions. Celui qui mettait les pieds dans le plat sans se soucier des sanctions, des rétorsions, des pressions, des privations auxquelles il fut si souvent confronté. Malgré cela, L’Agri s’est adapté et a su, certainement au prix qu’il doit acquitter aujourd’hui, préserver sa liberté de ton.
Mais L’Agri, c’était (c’est…) aussi ce journal qui osait dénoncer le dogme environnementaliste, ce journal qui fut l’un des premiers à évoquer la supercherie des « pisseurs de glyphosate », qui se dressa contre les idéalistes fervents défenseurs du retour du loup ou des coquelicots, contre ceux qui veulent « Soulever la terre » sans jamais l’avoir travaillée. C’est encore L’Agri qui réunit, en avril 2023, agriculteurs, responsables professionnels et politiques pour bousculer les non-dits concernant le dossier eau. Enfin, au fil des ans et des départs, c’est ce témoin tenant d’un patrimoine rédactionnel incomparable, qui rendit hommage à ceux qui, désormais partis de l’autre côté du chronomètre, ont fait l’histoire agricole de nos départements.
Au nom de tous les nôtres…
Depuis 2010 et pendant 13 ans, L’Agri, soutenu par son président et son conseil d’administration, sans aucune aide publique (contrairement aux titres généralistes) et ne dépendant d’aucune organisation professionnelle agricole (contrairement à de nombreux titres de la presse spécialisée), a su résister et se faire respecter. Et ce, tout en publiant une information objective diffusée via ses éditions numériques et papier, mais aussi via son site internet où, au moins jusqu’à fin 2023, il bénéficia d’une fréquentation record avec des centaines de milliers de connections locales, régionales, nationales. Ce qui attira l’attention de nombreux décideurs et médias. Un prisme inédit jusque-là qui, au nom de tous les nôtres, servit, de facto, « la cause » de l’agriculture méditerranéenne et de la ruralité, avec la voix des paysans et celle des artisans dupliquées jusque dans les rédactions parisiennes, les ministères, les assemblées…
Qui d’autre en fit autant ? Difficile de répondre sans se demander pourquoi un tel intercesseur n’a pas su trouver, dans la tourmente qu’il est en train de traverser et auprès des décideurs locaux, le soutien qu’il méritait !
Alors oui, comme Brel dans Don Quichotte cherchant en vain son impossible quête, le journal L’Agri meurt trop bien. Mais il meurt libre. Libre et fier d’être ce qu’il a été !