Lettre au garde-champêtre de mon village [par Jean-Paul Pelras]

Nous sommes dans le Midi, en Auvergne, en Bretagne, dans les Vosges, au Pays Basque, en Corse, en Franche Comté et un peu partout en France où, dès qu’advient l’été et le temps des vacances nous célébrons les retrouvailles et l’amitié. Tu es garde-champêtre et tu t’appelles Victor, Jean-Louis, Adrien, Céleste, Maurice ou Henri. Je me permets de te tutoyer car tu m’as vu grandir. Ou bien, car nous avons grandi ensemble depuis les bancs de cette communale où nous avons fait les 400 coups, où nous avons appris à désobéir et, souviens toi, à ne jamais plier les genoux.

Je t’écris pour te parler de la fête du village. Celle où tu n’en finissais pas d’accrocher tes fanions d’un lampadaire à l’autre que déjà arrivait la camionnette des troubadours avec leurs rallonges, leurs lutrins, leurs banjos, leurs épinettes, leurs hélicons, leurs ocarinas et leurs binious.
Sous le grand chêne, ils avaient dressé un banquet. Les notables présidaient, les enfants couraient sous les nappes, le menuisier discutait avec le garagiste, l’adjoint avec l’instituteur, le paysan avec son beau-père et la bru de l’épicier, va savoir pourquoi, avec le gendre du boulanger.

Et puis, dans la fraîcheur du soir qui tombait assez rapidement, quelques vénus callipyges empoignaient leurs maris ou leurs beaux-frères et plaquaient, dans une haleine de rosé, leurs avantages dépoitraillés contre le râble vigoureux de ces cavaliers d’un soir. Les autres, ceux qui dans la vie avaient un peu moins d’assurance, du bout des pieds, finissaient par les rejoindre. Et se mêlaient désormais sous la lune, ceux qui tanguaient, s’assemblaient, se frôlaient, se séparaient et se rejoignaient en un seul corps universel, fascinant et fasciné. Un corps où les notes faisaient tourner ceux qui venaient pour s’aimer et ceux qui venaient en aimer d’autres, ceux qui connaissaient la musique et ceux qui savaient l’apprivoiser.
C’est comme ça que tout ce beau monde finissait par s’esbaudir dans la fumée des cigarettes, dans le bruit et la transpiration, avec force canettes et verres de blanquette ou de muscat. Là, sous les lampions de la “fête” quelque part au pays des Velosolex, des vieux abbés, des Cachous Lajaunie, des concours de pétanque, des bars-tabac et des blondes en Bikini. Là, sur cette piste, quand filles et garçons s’arrangeaient entre eux dans la nuit, pour faire vivre ce monde ou le regarder tourner…

La musique qui marche au pas…

Et puis voilà que le monde ne tourne plus. Je veux dire par là qu’il ne tourne plus de la même façon pour tout le monde. Autrefois, quand les comités des fêtes remplissaient à tout berzingue, à l’entrée du bal, moyennant quelques pièces, entre le stand de tir et les machines à tirettes “Plaisir d’offrir”, on te collait un coup de tampon sur la main et tu pouvais franchir le Rubicon qui te donnait le droit d’emballer entre un rock et un slow, entre deux pelles et trois râteaux. Et toi, le garde champêtre, tu étais là près des canisses à surveiller d’un air distant, parce que c’était soir de fête et qu’il fallait prendre un peu de bon temps.

Mais cette année ce ne sera pas pareil. Il faudra que tu demandes des “laisser- passer” à tes copains, à tes voisins, à ta famille, à ceux qui ne sont pas revenus au village depuis l’an dernier. Certains ne viendront pas, d’autres resteront là-bas, pour la toute première fois, à regarder dans l’obscurité, à écouter leurs morceaux préférés, à entendre au loin retentir le rire des amis, depuis leurs lits ou leurs balcons, depuis leur résignation, leur colère ou leur dépit.
Alors, ils fredonneront peut-être cet air de Brassens, que le maire n’aimait pas et que tu chantais pourtant en accrochant tes lampions : “Au village sans prétention, j’ai mauvaise réputation (…) Non les braves gens n’aiment pas que l’on suive une autre route qu’eux (…) La musique qui marche au pas cela ne me regarde pas …” La musique qui marche au pas, cela ne me regarde pas !

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