Lettre à Christian Prudhomme, directeur du Tour de France [par Jean-Paul Pelras]
Monsieur,
juillet 2017, quelque part sur l’Aubrac dans la montée de Vieurals entre Saint Geniez d’Olt et Nasbinals. Inoubliable journée, à l’ombre des frênes, en famille et entre amis. Adam et Mathieu qui voyaient passer le Tour pour la première fois, le pique-nique, les chaises pliantes, la glacière, le rosé frais, Jean-Marc à la guitare, Cathy, Marie-Cé, Alain, Jo…
De l’autre côté de cette toute petite route où l’on a du mal à imaginer le passage de la plus célèbre des courses cyclistes, les habitants des villages alentour se retrouvent pour boire l’apéro et célébrer le savoir-vivre local. Dans le pré voisin, des vaches, bien sûr en estive, regardent passer la caravane sans même s’émouvoir. Et partout, cette ferveur à la fois populaire et champêtre, intemporelle parenthèse conviviale empruntée aux longues journées de labeur. L’odeur des foins coupés, les gadgets que les enfants s’empressent de “cueillir” le long des clôtures, les klaxons des véhicules publicitaires, la ronde de l’hélicoptère, les acclamations quand passe enfin cette gerbe bigarrée dans un froissement de pignons et de pédaliers. Là où certains, du haut de cette côte où ils attendent depuis une demi-journée, croient reconnaître Bardet, Pinot, Calmejane, Barguil… Comme leurs ainés, ailleurs et autrefois, ont cru reconnaître Poulidor, Merckx, Hinault, Indurain, Anquetil, Bobet…
Voilà “Le Tour”, égrenant un à un ses forçats de légende. Le Tour dont nous nous souvenons en fouillant dans le tiroir de l’arrière cuisine, en tenant pendant quelques instants dans nos mains ces objets dérisoires, ballons, casquettes, porte-clés, gourdes jetées par les coureurs (le Graal…), autocollants, journaux… Insignifiantes babioles qui ont fait notre enfance, nos étés, nos vacances. Les pantalons courts, le bronzage agricole, la cousine un peu effrontée, les recommandations de notre mère, la complicité de cet oncle qui nous portait sur ses épaules, tous ces gens heureux et volubiles qui criaient au bord des départementales. Moments d’anthologie restés gravés dans nos mémoires avec des noms et des palmarès heureusement plus extraordinaires que “stupéfiants”.
Et puis il y eut, en 2020, le maire écologiste de Lyon qui trouvait Le Tour “machiste et polluant”. Ensuite, l’année suivante, la maire de Rennes qui refuse d’accueillir cet évènement sportif. Ou encore la volonté environnementaliste de voir disparaitre la caravane publicitaire et sa distribution historique d’objets en plastique.
“Tout fout le camp”, diront les inconditionnels de la Grande boucle telle que nous l’avons connue. Ce Tour de France, Monsieur le directeur, de toute évidence réduit à sa portion congrue si l’on considère ce parcours millésimé 2022 avec un départ depuis Copenhague, un itinéraire qui longe l’Est de notre pays, traverse les Alpes, descend jusqu’à Peyragudes, remonte jusqu’à Rocamadour, file en avion sur Paris en délaissant le Centre et, totalement, le Grand Ouest qui donna pourtant tant de champions à cette formidable compétition. Une compétition qui pourrait, en fournissant encore un petit effort, ne plus traverser nos départements. Nous pourrions alors adapter la chanson de Sardou en entonnant “Ne m’appelez plus jamais Tour de France”, comme nous sommes désormais contraints de le faire avec bon nombre d’évènements, de symboles, de spécialités, de traditions qui font la culture et la renommée de notre pays, de nos régions.
En espérant, Monsieur le directeur, pour l’année prochaine, un retour de cet évènement aux quatre coins de l’hexagone. Car au lieu de montrer au monde entier Roskilde, Nyborg ou Sonderborg, il vaut mieux montrer à nouveau ces campagnes françaises qui donnent envie aux touristes de venir les visiter. Qui nous parlent de celles et ceux qui y vivent et qui les font exister.