Lettre à Annie Ernaux, prix Nobel de littérature [par Jean-Paul Pelras]

Madame,
en apprenant que vous veniez de recevoir le prix Nobel, j’ai également découvert vos prises de position. Pour faire court, si l’on s’en tient à ce que nous vend la presse ces jours-ci, vous avez soutenu Mélenchon et fustigé la politique de Macron. N’appréciant ni l’un ni l’autre et, pour tout dire, ne considérant pas davantage la plupart des dirigeants actuels, j’ai donc laissé de coté ces critiques surgies de “la critique” et cette rancœur qui suinte régulièrement d’une certaine médiocrité littéraire. Celle qui faisait dire à Maurice Chapelan : “Un écrivain ne lit pas ses confrères, il les surveille”.

Délaissant les eaux basses de ces réquisitoires, je suis donc retourné du côté de l’adolescence, la vôtre, celle de ces petits épiciers et bistrotiers normands, celle de Denise Lesur, jonglée entre le mépris et l’amour que vous éprouviez pour votre famille. Cette vie où vous avez grandi avec ceux qui vous ont montré le chemin si compliqué des choses que l’on dit simples avant de découvrir d’autres milieux plus hostiles, ceux qui se nourrissent des différences et du mépris de classe.
Ce transfuge, vous l’écrivez en évoquant votre père (qui parlait avec toute sa bouche) et sa condition modeste dans “La place”. Mais aussi en consacrant un autre ouvrage “Une femme” à votre mère, hommage à celle qui venait de disparaître et qui restera à jamais le début de votre propre histoire. Avec “Les armoires vides” vous décrivez, sans détour, l’avortement clandestin et le désir d’émancipation d’une génération, celle des années 50, confrontée aux dogmes d’une société patriarcale. Avec “Les années”, vous parlez des nôtres et nous avançons, page après page, dans ce qui fut l’histoire de nos acceptations et de nos renoncements.

Alors, Annie Ernaux, comment et pourquoi vous reprocher certaines prises de positions quand vous n’avez fait qu’exprimer ce que nous sommes, en conscience et derrière cet isolement qui laisse l’auteur assis dans le vide avec ses convictions et ses doutes, lorsqu’il faut démêler l’écheveau de nos mémoires pour en extraire le résumé des résumés. Ainsi va, bien souvent, la malédiction de cette écriture dont nous ne pouvons-nous dépêtrer.
Avec “Mémoire de fille” ou “Le jeune homme”, vous dérangez ceux qui s’arrangent, avec “Écrire la vie”, vous nous offrez cette portion consubstantielle de sensibilité qui fait sourdre l’existence de la banalité des choses. Avec ce Prix Nobel, c’est un peu toutes celles et ceux qui ont grandi derrière le comptoir des petits bistrots de campagne, dans l’arrière-boutique des épiceries de quartier ou, plus tard, dans l’entre soi des contradictions intellectuelles, qui sont récompensés. Les intercesseurs sont rares, Madame, qui sont capables aujourd’hui de porter à la fois la réussite et le respect. Ici, dans cette société où l’être s’incline devant le paraître, où l’honneur de certaines distinctions consiste désormais à les refuser, où le coup d’éclat médiatisé se négocie, tenant et trébuchant, au détriment des idées.
Merci donc, Annie Ernaux, pour vos mots et pour ces instants passés à vous côtoyer dans la solitude des livres qui survivent à leurs auteurs pour que les messages ne s’effacent jamais.

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