J.-F. Hocquette : “Ces produits ne sont pas de la viande” [par Yann Kerveno]

On en parle beaucoup mais jusqu’à maintenant, il n’y a pas grand-chose qui soit sorti des éprouvettes, sinon à Singapour. Le monde de la “viande” de synthèse ne serait-il pas qu’une histoire de communication ? Le point avec Jean-François Hocquette, directeur de recherche INRAe à Clermont-Ferrand. Première partie.

On ne compte plus les articles de presse sur la “viande” de synthèse produite en laboratoire mais une dizaine d’années après les premières annonces, rien n’est encore réellement en vue ?
Alors oui, les premiers frémissements, quand la recherche académique commence à entendre parler de ces technologies, remontent à 2010. Mais c’est un sujet qui a versé dans le grand public en 2013 avec la conférence de presse lors de laquelle le fondateur de Mosa Meat a montré un “burger” de synthèse. Mais c’est revenu en force dans l’actualité depuis ces trois dernières années…

Pour quelles raisons ? Parce que les investissements se sont multipliés ?
Oui, on a pu avoir l’impression que les sommes investies étaient énormes, parce qu’à l’échelle de notre porte-monnaie c’est énorme, mais d’autres vous feront remarquer qu’à l’échelle des enjeux, de la planète et du commerce de la viande, c’est très peu. Ce qu’on voit surtout se déployer c’est une stratégie de communication qui vise à “éduquer le consommateur” pour le rendre plus à même d’accepter ce type de produits. C’est très clair quand vous consultez par exemple les documents de certaines entreprises. Ce qui nous pose problème, à nous scientifiques, c’est que nous préférons informer plutôt “qu’éduquer les esprits”, expression qui renvoie aux heures sombres de pires régimes totalitaires. Informer, cela veut dire être capable d’amener des informations sur les avantages réels et potentiels de la technique, mais aussi sur ses limites réelles et potentielles (car toute innovation a des limites). Ajoutez à cette stratégie une appétence particulière des journalistes pour ces sujets, parce qu’ils sont principalement urbains, déconnectés des questions liées à l’élevage et sensibles aux préoccupations environnementales, plus une bascule du sujet dans le champ politique pour lequel il est de bon ton de vouloir sauver la planète (ce qui est louable bien entendu), sans trop chercher à trier le vrai du faux et vous avez un cocktail favorable à la diffusion de tels concepts.

Une des critiques souvent émises concerne aussi l’engagement, dans cette stratégie de communication, des mouvements vegan ou abolitionnistes, est-ce une réalité ou une légende urbaine ?
C’est en partie vrai. Vous avez par exemple Alt Meat, aux États-Unis, qui, étant anti-élevage, milite clairement pour la viande de synthèse, mais aussi Bill Gates qui nous explique que c’est l’avenir. D’un autre côté, L214 a une position plus nuancée et qui n’est pas forcément pour la “viande de synthèse” parce que cela reste un produit carné. En face, les discours sont aussi différents. Aleph Farm, start-up créée en Israël par Didier Toubia, explique que l’idée n’est pas d’abolir l’élevage mais d’offrir une source de protéines animales nouvelle et supplémentaire pour satisfaire les besoins croissants de la population humaine. De l’autre côté, vous pouvez aussi avoir la FNSEA qui n’est pas forcément pour ce type de produits et des éleveurs qui, soit sont franchement contre, soit qui sont plutôt pour car ils aimeraient peut-être aussi voir leurs enfants faire autre chose que “nettoyer le cul des vaches”. Tout ceci est plus subtil que la simple opposition sans cesse ressassée qui serait binaire entre le monde des éleveurs et les entreprises FoodTech.

Mais LA question finalement, c’est : est-ce que cette viande est de la viande ?
En fait, on peut dire que ces produits ne sont pas de la viande, même pas un muscle, mais juste des fibres musculaires. Ces entreprises fabriquent un muscle qui n’est pas fini. Il y a une espèce de confusion entre muscle et viande (le muscle étant converti en viande via la maturation), un peu comme si l’on confondait le jus de raisin et le vin (le premier étant converti en vin par la vinification). Si l’on regarde plus en détail, la législation européenne a classé la viande de synthèse dans le cadre de la directive “Novel foods”, donc ce n’est pas de la viande, mais il se déploie un lobbying très puissant pour faire changer cela.

Et qu’en est-il justement de la bagarre sémantique sur l’usage même du mot viande pour ces produits ?
Selon les juristes, et je n’en suis pas, l’utilisation du mot viande pourrait devenir la norme au regard de ce qu’on appelle le “droit d’usage”. C’est-à-dire que si le terme s’impose dans le langage courant, alors l’appellation “viande” pour les viandes cellulaires pourrait être légale, même si ce n’est pas de la viande au sens réglementaire ou au sens biologique. Après c’est un vrai débat. Les promoteurs de ces produits ne veulent pas entendre parler des termes “viande artificielle” ou “viande in vitro” parce qu’ils expliquent qu’ils ne font que reproduire un phénomène à leurs yeux naturel mais en fait, ce n’est pas le cas selon les opposants qui considèrent qu’ils ne font que reproduire artificiellement qu’une partie du phénomène parce qu’il manque la circulation sanguine. D’un autre côté, l’association américaine des sciences de la viande estime qu’il sera peut-être possible d’utiliser le terme viande si la “viande de culture” présente un jour toutes les caractéristiques de la viande issue des animaux, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

Qu’en est-il de l’acceptabilité par les consommateurs ?
Alors, c’est aussi un sujet sur lequel il convient de rester prudent quand on regarde les études conduites sur ce sujet. Celles produites par les start-up du secteur tendent à montrer une certaine curiosité voire une certaine appétence. Mais il est très complexe de mener une enquête fiable sur un produit qui n’existe pas encore. Tout dépend ensuite de la façon dont on pose les questions. On ne répond pas pareil à la question “accepteriez-vous de goûter” ou à “envisagez-vous d’en consommer régulièrement”. Mais, en gros, on voit se dessiner naturellement trois familles d’approche. Les consommateurs qui sont ouverts et très motivés, ils représentent environ 10 % des échantillons interrogés en moyenne, les radicalement contre et enfin les indécis qui vont avoir des motivations différentes et dont les proportions peuvent varier selon le pays. Il y a aussi un effet âge et sexe sur les réponses. Les jeunes diplômés, plutôt urbains préoccupés par l’environnement mais ne connaissant rien à l’élevage, vont être plus favorables que les personnes plus âgées qui connaissent l’élevage.

(À suivre : la semaine prochaine nous aborderons la question du difficile changement d’échelle, le passage de l’éprouvette à la production industrielle).

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