Benoît Coquard : qu’entend-on par “le Parisien” ?
Le sociologue Benoît Coquard invite à regarder le monde rural avec un peu plus d’attention pour déjouer la “fabrique de carte postale”.
Vous avez publié un livre remarqué à l’automne dernier à propos des territoires ruraux en déclin et sur ceux qui continuent d’y vivre. Cela écorne grandement l’image du monde rural comme un paradis à retrouver non ?
Oui, je me suis intéressé aux campagnes industrielles, dans l’Est de la France. Ce milieu rural où sont venues s’installer les industries lourdes au XIXe siècle. Ce fut alors l’époque du management paternaliste, lorsque l’usine développe le village autour d’elle et que la main d’œuvre voit toute sa vie organisée par l’entreprise. Cela concerne essentiellement la frange Est de notre pays, depuis la frontière belge jusqu’au Jura, alors densément fourni en industries lourdes. Ce sont aujourd’hui des régions qui connaissent des difficultés économiques et perdent en habitants. Elles n’ont pas la même dynamique que le reste du monde rural qui est plus dynamique que de nombreuses villes. C’est notamment le cas dans les zones littorales ou dans les zones d’attraction des grandes villes qui se repeuplent depuis quinze ans. Le milieu rural industriel, lui, se dépeuple depuis 25 ans. Gardons à l’esprit qu’il n’y a pas un seul et même monde rural en France et qu’il y a de grandes inégalités entre les territoires et au sein même des territoires, à l’échelle d’un département par exemple.
On est loin de l’image rêvée !
Dans le monde urbain, nous sommes confrontés à une vision “contemplative” de la ruralité. Vision largement alimentée par le tourisme rural et son marketing. Depuis que la campagne est devenue un objet de tourisme, on magnifie le terroir, le patois, la langue, on valorise le patrimoine… Il y une sorte de “fabrique de la carte postale”. Elle semble nécessaire à celui qui veut développer le tourisme, mais cette vision contemplative laisse de côté toute le rapport productif au territoire qu’ont celles et ceux qui y travaillent. Deux visions s’affrontent parce qu’en face, on a la réalité de la campagne industrielle et particulièrement de celle que j’ai étudiée, avec des situations très tendues pour les emplois et beaucoup de concurrence entre des gens qui se connaissent bien et une augmentation de la précarité.
Nous sommes donc là face à un biais ?
Les zones rurales sont habitées de manière différente. Ce n’est pas le territoire en lui même, urbain ou rural, qui donne le contenu des relations sociales, c’est aussi et surtout la structure du marché du travail, les ressources disponibles et les groupes sociaux en présence.
Au début de la crise, la “fuite” des Parisiens, et des urbains par extension, pouvait faire penser, pour les plus anciens, à l’exode de 1940. Peut-on oser ce parallèle ?
Il y a une espèce d’idéalisation spontanée du monde rural. Un monde dans lequel il serait plus facile de se débrouiller en temps de crise. Ce qui me gêne c’est que cette image idéale laisse de côté toutes les questions posées en termes d’aménagement du territoire, de présence des services publics, de vieillissement très importants de la population alors même que le Covid-19 est spécialement dangereux pour les plus anciens. Mais, en sens inverse, il faut aussi avoir en tête que beaucoup de ruraux doivent, à un moment donné, partir dans une grande ville, particulièrement lorsqu’il s’agit d’étudier, d’entrer dans la vie active, quitte à revenir au village quelques années après. Et plus encore, il faut rappeler que beaucoup de liens entre ville et campagne tiennent aux histoires familiales et au fait que, quelques générations en arrière, la France était majoritairement constituée d’une population d’ouvriers ruraux et de paysans. Alors, oui, il y a de la distance, mais notez que souvent les résidences secondaires sont les maisons des grands-parents qui sont restées dans les familles.
Ce n’est pas forcément l’image couramment perçue…
Non, ce qu’on ne voit pas forcément non plus, c’est que le monde rural est avant-tout peuplé par les classes populaires, au sens où les ouvriers et les employés sont les classes les plus représentées, dans des proportions bien plus grandes qu’en ville. Les difficultés que peuvent connaître certaines zones rurales tiennent ainsi à la présence d’une population dont les métiers sont peu rémunérés et dans des secteurs en proie aux délocalisations, licenciements économiques, etc. Tout cela sur des des territoires où est mise en œuvre la rationalisation économique de toutes les dépenses, avec la centralisation (donc la suppression) tendancielle des services publics… Et les périodes de crises exacerbent ces inégalités.
Malgré cela, on sent poindre, ici en monde rural, une aigreur contre “le Parisien”…
Oui, peut-être, mais qu’est-ce qu’on entend par “le Parisien” ? Il faut aussi déconstruire cette image. Il a été calculé que 17 % des habitants de Paris avaient quitté la capitale, mais beaucoup d’entre eux sont des étudiants qui vivent dans des chambres de bonne, des petits studios, des cités universitaires. Ils sont partis se confiner chez leurs parents en province parce que c’est aussi chez eux. Il me semble que la figure vague du “Parisien” que l’on critique parfois vise surtout la population bourgeoise, aisée, qui va et vient à sa guise. Les transferts que nous avons vus au début de la crise de la ville vers la campagne ont réactivé cette image là parce que c’est cette population très aisée qui se met en scène sur les réseaux sociaux, en faisant parfois étalage de ses privilèges économiques.
Propos recueillis par Yann Kerveno
Note : “Ceux qui restent : faire sa vie dans les campagnes en déclin.” Benoît Coquard. Éditions la Découverte, 19 €.